Printemps
62 à TENES.
Il
y a quelques jours de cela, un de nos camarades du quartier de La
Marine, que toute la ville ne connaissait que sous le nom de "Tchi-Tchi"
a été massacré dans les gorges de l'Oued ALLALA, entre TENES et MONTENOTTE.
Il avait une trentaine d'années.
Des
fells (2) sont venus l'enlever chez sa mère adoptive à La Marine.
Aucun de ses voisins arabes, ni les Abed, même pas Ali et Dahmane
qui font partie des jeunes F.L.N.(Front de Libération Nationale) n'ont
levé le petit doigt pour défendre leur ami d'enfance...
Les
"djounouds" (3) l'ont d'abord ficelé sur la place de La
Marine et roué de coups. Puis
ils l'ont lardé de coups de couteau, simplement superficiels, pour
ne pas le tuer ...
Ils
l'ont ensuite roulé dans un filet de pêche et exhibé dans le quartier
arabe de VIEUX-TENES. Sous la menace de leurs armes, ils ont obligé
les habitants à le lapider, insensibles à ses hurlements de douleur
et à ses supplications.
Enfin,
après l'avoir traîné dans les gorges de l’Oued Allala, ils ont arrosé
d'essence le malheureux et l'ont brûlé vif...
Cet
assassinat particulièrement horrible était certainement perpétré pour
effrayer les populations et asseoir l'emprise toute puissante du F.L.N. Que pouvait-on reprocher à "Tchi-Tchi"?
On disait que c'était un orphelin qui avait été adopté par une femme
que l'on disait "de mauvaise vie"...
On
disait qu'il était un peu souteneur, qu'il avait une ou deux femmes
qui "gagnaient" pour lui au bordel de TENES où il passait
la plupart de ses nuits.
Il
devait être, comme tous ces gens-là, un peu "indic" et il
était ami avec plusieurs des policiers qui fréquentaient assidûment
l'établissement en question...
Pour
nous, les gamins de La Marine, à l'époque où nous avions entre dix
et quinze ans, il était un "grand", un jeune homme aimable
et souriant qui aimait partager nos jeux, nos parties de foot dans
la poussière noire du schiste qui recouvrait l'esplanade, entre route
et plage. A la fin de chaque partie, nous étions tous de la même race,
de la même couleur : gris de la tête aux pieds, arabes et français.
Quelle que soit l'heure, tout le monde allait piquer une tête dans
la mer pour enlever le plus gros, avant d'aller se doucher sous le
bec en fonte de la fontaine publique dont il fallait faire tourner
le volant supérieur pour faire jaillir le précieux liquide. Précieux,
en effet, il l'était car il fallait à tout prix faire disparaître
les traces compromettantes d'une activité interdite : le ballon de
nos matches traversait souvent la route devant les autos qui passaient
et plus d'un joueur s'était fait renverser. Il était hors de question
de se présenter à la maison dans cet état poussiéreux. Il aurait fallu
trouver une bonne raison de se mettre dans un tel état. La "douche"
publique était donc la bienvenue. Elle donnait lieu à toute sortes
de plaisanteries et de farces et Tchi-Tchi "ne laissait pas sa
part aux chats".
Le
soir, après souper, quand tous les habitants de La Marine sortaient
leurs chaises sur le trottoir pour prendre le frais et que les jeunes
se promenaient à la lueur des lampadaires publics, les enfants s'asseyaient
en rond sur la plage autour de Tchi-Tchi: il aimait raconter des histoires
effrayantes de fantômes et de revenants dans les cimetières musulmans.
Il s'esclaffait franchement lorsque, au moment le plus tendu de son
récit, on pinçait le voisin ou plutôt la voisine qui bondissait avec
un cri d'effroi. Tout le monde éclatait de rire, en lançant à la dérobée
un regard derrière, vers l’obscurité et la mer ... On ne sait jamais
...
Tchi-Tchi, qui était pêcheur professionnel à ses heures et embarquait
sur les lamparos ou les chalutiers, prenait plaisir à nous conseiller
sur la façon de trouver les appâts pour la pêche, sur la façon d'amorcer,
de faire le broumitch (4), ou la pâte pour les sars, ou sur les meilleurs
rochers de pêche : « Le
plus (il disait ‘’plusse’’) meilleur, c'est l'escargot à pattes, le
ventre, surtout le ventre. Les pattes, tu les jettes. Le broumitch,
il faut du sable très fin, presque la poussière. La pégna plata (5),
c’est le plus bon coin, c’est, là-dessous, les sars et les doblades
ils grouillent, rien que tu écrases quelques oursins, pas des juifs,
hein, des couleurs et tous les poissons ils arrivent bel khaf (6)»
...
Mais
surtout, il nous escortait quand nous faisions "le grand tour".Qu'est-ce
que c'était, ce "grand tour"?
Deux
ou trois fois par été, en fin d'après-midi, quand il n'y avait plus
de risque de coup de vent, une joyeuse bande de garçons et de quelques
filles, une bonne vingtaine au total, se mettait à l'eau près de l'îlot
de l'abattoir. On emmenait trois ou quatre chambres à air d'auto -
ou, mieux, de camion - gonflées, les ‘’bouées’’, qui servaient de
radeau pour que ceux qui étaient fatigués ou qui avaient froid s'y
allongent et récupèrent à tour de rôle, poussés par les plus grands.
Ceux-là s'appelaient Tchi-Tchi, Mérouane, Claude, Adrien, Jean-Pierre
dit "Targa"' à cause de sa puissante musculature et de sa
façon de se coiffer (à cette époque, il y avait un personnage de bande
dessinée qui prétendait concurrencer Tarzan et qui s'appelait Targa).
Mérouane nageait coiffé d’un bonnet bleu en laine tricotée. Cette
particularité ‘’balnéaire’’ ne relevait pas d’un coquetterie vestimentaire
qui, d’ailleurs n’aurait pas été appréciée dans le rude milieu des
marins-pêcheurs, non, Mérouane était fumeur et il transportait, certainement
plus par bravade que par nécessité, dans le repli de sa coiffure un
paquet de Bastos bleues et des allumettes. Le fin du fin était, pour
nombre d’entre nous, de fumer tout en nageant en pleine mer… On se
passait le mégot de l’un à l’autre et, en nageant sur le dos, le menton
dressé, nous tirions quelques bouffées avant de passer le relais.
Malheur
à celui qui mouillait et éteignait le mégot : il était aussitôt
attaqué ave force hurlements, on lui appuyait sur la tête pour le
‘’couler’’…pour quelques secondes. Mérouane avait une astuce :
après avoir confié son bonnet et son précieux contenu à un autre nageur,
il rentrait le mégot allumé dans sa bouche, en le retournant, collé
à sa langue, plongeait sous l’eau et ressortait ensuite de sa bouche
la cigarette allumée dont il tirait des bouffées sous les éclats de
rire et les applaudissements émerveillés des autres nageurs. (Mérouane
décéda quelques années plus tard d’une crise d’urémie.)
Le
périple durait deux bonnes heures, alors les plus âgés choisissaient
une mer calme, après quelques jours de mer de poniente (vent d’Ouest)
parce que c’est bien connu : « le poniente il fait la mer
chaude, chaude, mais le lévante (vent d’Est) il la fait glacée »
et aussi parce que le courant portait de La Marine vers le port. Mais
tous les jeunes de La Marine ne pouvaient pas participer à cette réjouissance.
Les ‘’grands’’ imposaient une épreuve initiatique : il fallait
démontrer qu’on pouvait nager plusieurs nages : la brasse, la
‘’coulée’’, l’indienne à droite, puis à gauche, l’indienne coulée,
en sortant le bras de l’eau, bien sûr, la ‘’planche’’. Le crawl était
admis mais ce n’était pas le plus probant. Par-dessus tout, il fallait
savoir pratiquer la ‘’sous-marine’’ : le candidat était escorté
sur un fond de 5 à 6 mètres. Il devait plonger jusqu’au fond et en
rapporter, comme preuve de sa réussite, une poignée de sable.’. Comme
certains garçons, un peu ‘’louettes’’ avaient triché en emplissant
préventivement leur slip de sable, parce qu’ils étaient incapables
de descendre profond, ils devaient retirer leur maillot de bain et
plonger tout nus… Là, plus moyen de tricher. Ensuite, les ‘’grands’’
jugeaient, discutaient, décidaient qui était ‘’capab’’. En plus d’avoir
réussi ces épreuves, le ‘’bleu’’ devait se procurer une ‘’bouée d’auto’’
ou, mieux, de camion pour assurer sa sécurité lors du premier passage.
Ces chambres à air étaient très convoitées à Ténès et il fallait ‘’réserver’’
chez le vulcanisateur ou chez les garagistes du village. Nous qui
venions d’Orléansville, nous n’avions pas de difficultés à nous procurer
des ‘’bouées’’, la demande des baigneurs au Chéliff n’était pas bien
grande, vous vous en doutez… Les bouées les plus recherchées étaient
celles dont la valve en laiton était longue et coudée car les autres,
les valves droites, labouraient douloureusement les côtes quand on
se glissait à l’intérieur de la chambre à air, surtout lorsqu’il y
avait ‘’de la mer’’ et que les grosses vagues de la Grande Plage attiraient
les amateurs d’émotions fortes… (Plus tard apparurent les matelas
pneumatiques qui étaient utilisés bien plus comme jouets de plage
que pour leur usage originel, mais c’étaient des jouets coûteux alors
que les ‘’bouées’’ étaient, elles, ‘’batal’’.)
Toute
la bande prenait donc la mer, en emmenant quelques ‘’bouées’’ que
les ‘’grands’’ poussaient devant eux. Il leur arrivait aussi de nous
remorquer, agrippés à leurs épaules et on s'amusait beaucoup lorsqu'ils
se laissaient couler pour nous entraîner sous l'eau afin de nous "faire
boire la tasse". La présence de ces "grands" nous rassurait
mais il y avait toujours un plaisantin pour crier : « Un requin!
J'ai senti un requin passer sous moi! » Aussitôt, cris de panique
de ces demoiselles et gros éclats de rire exagérés des garçons dont
certains se rassuraient de cette façon. Ne dit-on pas que le bruit
fait fuir les squales ?
Et
ça chantait et ça criait de joie et d'excitation... Et puis il fallait
aussi qu'on sache dans tout le quartier et sur toutes les plages que
nous longions au large, qu'il y avait un "grand tour" en
train ...
De
l'abattoir, nous allions au bateau coulé. Il y avait bien 1 500 ou
2 000 m de nage. Arrivés là, nous grimpions sur les mâts de charge
qui émergeaient encore pour nous sécher et nous réchauffer. Certains
en profitaient pour "plonger de haut". D'autres essayaient
d'atteindre en "sous-marine" le pont immergé. On racontait
que les flancs du navire, coulé à la fin de la guerre de 45, renfermaient
encore des trésors en denrées alimentaires, bougies, etc. comme ce
que les grosses tempêtes d'hiver lui arrachaient de temps à autre
et déposaient sur la plage proche. Ensuite, nous nous remettions à l'eau pour rejoindre la jetée
Ouest, à 2 ou 300 m. Les plus vaillants - ou les plus fiers - entraient
même à la nage dans le port par la passe Ouest et abordaient à la
"salaison", au milieu des pêcheurs de mulets, scandalisés,
le geste menaçant et l'injure aux lèvres.
Parfois,
un ou plusieurs parents étaient au "comité d'accueil" pour
corriger un des jeunes participants qui avait enfreint les consignes
de prudence ou les interdictions... Le retour à la maison, manu militari
était alors aussi cuisant que peu glorieux ...
Le
retour à La Marine se faisait, tous en bande, par la route qui longeait
la Grande Plage.
Pieds
nus, comme l'asphalte chaud nous était agréable! Après 2 ou 3 heures
passées dans l'eau, nous étions presque tous gelés et ces calories
étaient les bienvenues. Au passage à la Grande Plage, certains se
roulaient et s'enterraient dans le sable encore chaud afin de calmer
leurs grelottements de froid.
Nous
faisions rouler les ‘’bouées’’ sur la chaussée et parfois, échappant
involontairement - ou non - à notre contrôle, elles filaient en zigzaguant
toutes seules au milieu de la route. Si par hasard un automobiliste
irascible, mécontent de l'écart fait par l'engin au milieu de la route,
protestait en klaxonnant, les plus grands lui répondaient insolemment
en se moquant de ses menaces, forts du nombre que nous représentions.
Puis tous le monde s'esclaffait en brocardant celui qui devenait immanquablement
le "vieux con" et on repartait en chantant en en riant sous
le moindre prétexte, heureux de l'exploit accompli en commun.
Si
une des mamans demandait où nous avions disparu tout l'après-midi
et si nous n'avions pas, par hasard participé au "grand tour",
Tchi-Tchi certifiait avec un sourire désarmant: « Qui, lui, Madame?
Il est pas capab! On l'aurait pas pris avec nous, c'est qu'un gringalet,
parole madame! Un vraie alatche (7), regardez-moi ça! »
Une
grande tape sur l'épaule, avec un clin d’œil "en douce",
scellait cette complicité.
Tchi-Tchi,
ami Tchi-Tchi, tu resteras dans nos mémoires comme notre ami mais
aussi comme un des innombrables martyrs de cette horrible guerre.
Repose en paix, Tchi-Tchi !
(1)
La Marine était le quartier des pêcheurs de Ténès.
(2)
Fells : abréviation de ‘’fellaghas’’, en arabe :
destructeurs, nom donné aux rebelles algériens
(3)
Djounoud : combattants de la foi… au singulier :
djoundi
(4)
Broumitche ou bromètche ou broumé dans le Midi :
appât pour la pêche
(5)
Peña plata, en espagnol : rocher plat. C’était
un coin de pêche réputé à La Marine. Il était situé non loin de
la sortie l’égout de la ville ! -…
(6)
bel khaf = avec la peur. Se traduit par : vite,
comme s’il avait peur
(7)
alatche : espèce de sardine
|