Il faut sauver le Général…

Après le 13 mai 58, après les 4 et 5 Juin à Alger, et afin de conforter son plébiscite du 28 Septembre - et de mieux nous le mettre - gorgé d’orgueil et encore avide d’honneurs, la Grande Zohra entreprit une tournée d’intronisation en Algérie.
Bien entendu, il passa par Orléansville, capitale du Chéliff…
Avec mes amis Jean-Louis SAINT-YGNAN, Roger COUEFFIN, Lucien GUERRERO, nous avions, avec l’aide de l’Abbé FRICAUD et la bénédiction de Si Mohammed DUVAL (mais oui !) créé quelques mois auparavant la JOR : Jeunesse Orléansvilloise Réunie qui regroupait plus d’une centaine de membres de toutes origines, entre 15 et 20 ans environ.
A la suite de notre intense et enthousiaste participation au 13 Mai 58 : manifestations nombreuses, pancartes, transport de manifestants des douars environnants, service d’ordre dans les bureaux de vote du référendum pour la Ve…, nous avions été repérés et sans aucun doute fichés.
Au début, cela fut un bien pour nous et par la suite, cela joua contre nous car, dans cette affaire, on a continué tout droit alors que la Zohra avait fait un virage, et un bon! ...
Et comme on était repérés, on était la cible idéale de l’article 16…
Revenons au sujet …
On nous utilisa donc tout naturellement pour faire le service d'ordre lors de la venue de DE GAULLE à ORLEANSVILLE, le 2 ou 3 octobre 58, je pense.
Une douzaine de nos adhérents et moi-même sommes convoqués à l’hôtel de la ZOA, Zone Ouest Algérois, en haut de notre Rue d’ISLY.
Le colonel ZELLER (1), nous accueille. Il nous fait compliments et nous explique qu’il a ‘’besoin de nous’’. Le Général ‘’compte sur nous’’, etc. : la brosse à reluire et les violons.
Tu parles si on marche ! On court, oui ! Un Colonel ! De Gaulle ! Allons enfants…
Le matin du jour dit, on nous remet un port d'armes ‘’provisoire’’, un pistolet 7,65 ‘‘Unique’’, un brassard bleu, blanc, rouge et on nous donne nos ordres : nous devons nous infiltrer dans la foule, répérer ce qui est suspect et le signaler aux militaires du service d’ordre disposés tout au long du parcours.
Quelle plus belle et noble mission pour des gamins de dix-huit ans, dans l’exaltation de ces journées ‘’historiques’’…Hopalong CASSIDY n’est pas notre cousin !
Donc, par équipes de deux, nous parcourons la foule, l'air farouche et l'oeil aux aguets…plus fiers qu’Artaban lui-même.
Mon co-équipier est mon ami Marc DUPLAN surnommé dans notre bande : "ravagé" à cause de son caractère excessif et violent. Il est râblé, cheveux roux frisés coupés court, un petit nez de boxeur, le teint très blanc, le visage constellé de taches de rousseur, l’œil vif. Je m’entends très bien avec lui car nous allons parfois braconner ensemble.(2)
Et c’est ce jour-là que nous avons, tous les deux, fait la plus belle c… sans doute aucun, de notre vie…
De Gaulle doit prononcer un discours sur la place Paul Robert, face à la Rotonde, le café rendez-vous des jeunes et des sportifs.
Une estrade a été dressée : un plancher monté sur des sixains, des fûts métalliques d’huile ce qui met en hauteur le Haut-Parleur.
C’est le début de l’après-midi, il fait une chaleur étouffante dans la foule qui grouille et sepresse dans la rue, avec ses odeurs fortes de transpiration, de naphtaline (tout le monde a sorti de l’armoire ou du coffre ses habits du dimanche : bernouss, robes, costumes croisés… en l’honneur du Grand homme).
Nous nous insérons dans cette masse , la main sur la crosse du pistolet, scrutant les poches, les sacs, les couffins, les mains qui ne sont pas vsibles.
La rue est bondée mais les chalands arrivent encore, jouent des coudes, se hissent sur la pointe des pieds pour essayer de ‘’Le’’ voir…. Des militaires et des civils apparaissent aux balcons, sur les terrasses et sur les toits. Il y a même des spectateurs perchés dans les ficus plantés dans les trous ronds du carrelage des trottoirs de nos rues. Partout, des drapeaux français, des appareils photo…des sourires et des rires de joie…
Des équipes de cinéastes et de télévision mitraillent à tout va…

Indifférents à cette agitation, attentifs, tendus, nous fendons la foule, parallèlement, à quelques pas l’un de l’autre en nous jetant mutuellement de temps à autre un regard de connivence et de contrôle.
Par mimiques, ou d’un geste du menton, nous nous désignons des individus bizarres dans leurs vêtements ou leur aspect. Parfois l’un de nous s’approche d’un badaud, l’arrêtant pour mieux l’examiner. Le coéquipier est attentif, prêt.
En effet, il est impossible de se parler : ‘’Charlot’’ assène ses arguments dans les nombreux micros qui lui font face et les innombrables hauts-parleurs placés par les militaires du 5e Bureau-Action Psychologique déversent sur la ville une cascade tonitruante de paroles, de compliments, de promesses …
Ne vous disputez pas, y’en aura pour tout le monde !

Nous avons déjà fait un aller-retour et nous passons à nouveau devant la tribune, en descendant la Rue d’Isly en direction de la gare.
Tout à coup, Marco hurle :
« Jacquot ! Jacquot ! attention, le type, là ! ».
Je regarde Marco : il est livide, le pistolet tendu à deux mains, pointé vers un arabe qui se tient debout, adossé à la cloison à bouchains d’une baraque en bois peinte de couleur jaune crème qui date du tremblement de terre de 54 et qui avait été placée là, au bord du trottoir. Je crois que c’était la boutique de notre photographe, Monsieur CIXOUS.
Je saisis mon pistolet dans ma ceinture. Il est armé. Des picotemenst courent sous ma peau :
je connais : c’est la trouille…La foule s’est promptement et prudemment écartée…
Comme je connais mon Marco, ça va partir !
« Tire pas, Ravagé, ! Tire pas ! Attends ! Tire pas! Vise-le, je vais voir, mais tire pas ! Fais gaffe, j’y vais !
- Regarde dans son couffin, regarde ; il a des grenades, j’ai vu !
En m’écartant de la ligne de tir de mon camarade, je m’approche, l’arme à la hanche, le doigt sur la détente, prêt à tout.
Je dévisage l’arabe. Son regard est vague. Son m’dal (3) est prêt à tomber de son turban et il dodeline de la tête. Est-ce un piège ou ce type est saoul ?
Je donne un coup de pied pour lui faire lâcher son couffin. L’arabe ne réagit pas. En fixant son visage aux yeux chavirés, je lui prends le couffin et je me recule, arme toujours pointée. Je jette un coup d’œil dans le couffin, un chiffon et deux grenades quadrillées de couleur vert-kaki ! Des DF ! (défensives) Peut-être des MK2 ? Ou des Mills ? Ca, ça fait des dégâts dans les cafés et les cinémas !
« Tu as vu ? Tu as vu ? Attention, Jacquot !
- Je crois qu’il est saoul !
- Pas possible, c’est de la ‘’mekla bouhlel’’ (4) ou balek du kif (5) !
- Sais pas, regarde-le ! »
L’arabe s’écroule soudain, groggy.
Des militaires, alertés par le mouvement de foule, se sont approchés.
L’un d’eux nous braque avec sa MAT 49 et nous ordonne, fébrile, de jeter nos pistolets.
« Regarde les brassards !
- Rien à foutre, jetez les pétards ou je vous flingue ! ».
Nous posons lentement nos armes sur le sol… La tension est extrême, la corde tendue à craquer…
Ouf ! Un gradé intervient et nous pouvons lui expliquer que nous sommes du service d’ordre, brassard et laisser-passer à l’appui. Il note nos identités sur un carnet tiré de sa poche. Il s’empare du couffin et des grenades :
« Pas folle, la guêpe, je vérifie si les goupilles sont bien fixées…C’est bon, on embarque le tout ! dit-il.
- Ho ? Pas nous, hein ?
- Bien sûr, patate ! » répond-il en s’esclaffant.
L’arabe est emmené, titubant, vers un véhicule.
« Chapeau, les gars, continuez ! C’est bien les gars! » nous lance le gradé en partant.

De Gaulle est à quelques pas de là, continuant à haranguer la foule, perché sur son estrade. Dans cette foule et ce bruit, presque personne n’a prêté attention à l’incident.

Quelques jours après, nous sommes invités à la Subdivision Militaire où un pot a été organisé pour remercier les aides bénévoles à l’armée.
On nous couvre de louanges et nous sommes aussitôt prêts à donner notre vie pour le Grand Homme…

Deux ans plus tard, pour avoir montré la même détermination, on nous bouclait pour : ‘’provocation aux attentats et atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat’’ !

Et voilà !

Diocane, maman, pourquoi tu m’as pas donné le don de prescience ?
Si j’avais pu deviner l’avenir…
Le De Gaulle était là, à portée de main. Je pouvais presque lui toucher les chaussures !
Au lieu de les prendre à l’autre arabe shooté, je lui aurais dégoupillé une ou deux grenades entre les jambes, ou dans la jambe de son pantalon.
Et ……
Regrets éternels…
Ca me poursuit parfois la nuit …

Combien y a-t-il eu de pauvre types comme Marco et moi à s’être faits manipuler dans les mêmes conditions ?
Le seul témoin que je connaisse de cette péripétie, c’est mon ami Marc DUPLAN qui, aux dernières nouvelles, installait des systèmes de ventilation industrielle.à MARSEILLE…

Dites, on n’aurait pas, par hasard, droit à ‘’la médaille’’ ?
Oui…, mais … laquelle ?

(1) frère du Général de la révolte du 22 avril 61.
(2) Eh oui, comme la chasse était fermée pendant la guerre, nous braconnions effectivement…
(3) m’dal : large chapeau d’alfa tressé et teint, décoré de panneaux et de pompons de laine de couleurs vives qui coiffe le turban.
(4) mekla bouhlel : mélange de tabac et de diverses plantes vendues dans de petites boîtes rondes en fer blanc repoussé d’inscriptions . Les arabes en plaçaient une pincée dans la bouche, entre la lèvre inférieure et les dents et cela les faisait cracher abondamment. On disait : « Ras i dour ». Elle ‘’tournait la tête’’… J’y ai goûté, c’était dégoûtant… à cracher…
(5) peut-être du kif : mélange de haschisch (‘’herbe’’, en arabe) et de tabac