José
La
détonation retentit, faisant s’envoler des nuées de moineaux qui s’abritaient
chaque nuit dans la ramure touffue et compacte des élégants cyprès bordant
l’orangeraie et le chemin macadamisé menant à la ferme Serreau. Un éclair rougeâtre avait jailli de l’extrémité d’un des canons du fusil, suivi d’un nuage de fumée bleutée qui se dispersa lentement dans l’air frais du soir. Les deux chevaux de l’attelage avaient bronché, sans plus, dans un cliquetis de harnais, puis ils avaient repris le pas en hochant la tête, agacés par le bruit. L’arabe ne doubla pas, mais il restait en joue, tendu, le doigt crispé sur la détente, prêt à tirer la seconde cartouche de chevrotines. A six pas de lui, l’homme, après un sursaut, s’effondrait lentement et glissait sur le siège en bois de sa charrette, sa main inerte abandonnant le perpignan qu’elle avait tenu. Une large tache rouge s’étendait sur sa chemise blanche, juste au milieu de la poitrine. Il ne s’en tirerait pas. Djelloul n’avait pas manqué sa cible. Les neuf grains de plomb, tels des frelons rageurs, avaient frappé exactement là où il le voulait. C’était bien plus facile que de tirer un sanglier à la course, comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il allait en battue dans l’Ouarsenis avec les françaouis. Pour quelques sous, il faisait le pied et pistait pour les chasseurs. Il tirait à l’occasion quelque ‘’hallouf târ l’âba’’, maudit soit-il. A cette pensée, il cracha par terre, afin de marquer son aversion pour cette créature impie. Mais cela lui valait quelques piécettes en supplément. Allah lui pardonnerait car le Tout-Puissant sait bien que dans le douar des B’ni Hindel, la vie n’est pas facile et qu’aucune occasion de gagner quelque argent n’est à négliger. C’est pour cette raison que Djelloul avait accepté la bourse que lui avait proposée le roumi pour abattre José Serreau. Il connaissait bien José Serreau car tous les Dimanches, il le rencontrait. C’était le ‘’souk el hâd’’ et José y venait pour faire quelques emplettes. Il était à l’aise, José, dans la foule colorée, bruyante et odorante des fellahs. Dès l’aube, les marchands s’installaient tout autour de l’immense bassin rond du centre de la place, dans la poussière de l’agitation. Comme le bassin servait également d’abreuvoir pour les ânes, les mulets et autres chevaux, il y avait souvent des chikayas parce que des cavaliers qui désiraient mener leurs montures à l’eau, devaient faire déplacer les premiers arrivés. Des litanies d’horribles injures impliquant des générations d’ancêtres fusaient, les matrags étaient souvent brandies et parfois abattues sur un crâne rasé qui se fendait alors comme une grenade trop mûre… Djelloul n’était jamais dérangé, lui. On savait qu’il avait vite le bousaadi à la main et on racontait qu’ayant la lame facile, il en avait percé plus d’un ventre. Coiffé d’un chatoyant m’dal, il déambulait parmi les marchandises étalées sur des nattes de doum posées à même le sol. Il croquait un radis par ci, un abricot par là, l’œil narquois. Il souriait de toutes ses dents de carnassier sûr de lui et arrogant de ses trente printemps. José saluait de ci, de là, topait dans la main de l’un, appliquait sa main à plat sur sa poitrine et portait ensuite son index à ses lèvres, tout comme les arabes. Lorsqu’il rencontrait une connaissance, il savait appeler sur son interlocuteur les multiples bénédictions d’Allah, puis lui demander des nouvelles de toute la famille, en commençant par le père et du plus âgé au plus jeune. L’autre devait répondre en remerciant Dieu à chaque fois. Et puis, à son tour, il s’inquiétait des personnes, des animaux, des récoltes et, à l’occasion, de l’épouse préférée de son vis-à-vis …José savait bien qu’il devait sacrifier au cérémonial qui, en quelques instants seulement, permettait à chacun d’être parfaitement informé de la situation de l’autre. Même si ces salamalecs ne l’amusaient plus, il se conformait à l’usage local, démontrant ainsi sa parfaite adaptation au pays, ce qui augmentait la considération que ses voisins lui témoignaient Il avait trouvé confortable, par les temps froids d’hiver où le chergui transperce manteaux et houppelandes, de revêtir une cachabia de laine brute et lorsqu’il en rabattait la guelmouna sur sa tête, comme il en pratiquait la langue à merveille, on le prenait vraiment pour un arabe, certains allant jusqu’à baiser, en signe de respect, la tête de ‘’Si Serrou’’ Il était rigoureux mais juste avec ses ouvriers et faisait la charité aux mendiants. Ses terres étaient bien tenues. Tout cela forçait le respect des autres cultivateurs aborigènes et des colons. Mais, José avait tout de même un petit défaut : il aimait la compagnie des dames…Bien qu’il ait été, à la quarantaine, marié - sur le tard, il est vrai - avec une gentille et blonde jeune femme de plusieurs années sa cadette, que ses oncle et tante avaient recueillie après que le choléra l’eût faite orpheline, bien qu’il en ait eu de beaux enfants, il succombait immanquablement au charme du sexe faible. Et comme il était mince, le port élégant et la taille bien prise, qu’il s’exprimait avec intelligence et vivacité, qu’il tournait facilement le compliment, les femmes n’étaient pas indifférentes à ces arguments. Bref, il ne savait pas, il ne pouvait pas résister au sourire d’un européenne et encore bien moins à l’œillade assassine que quelque mauresque lui lançait par l’échancrure de son haïk. Sa fine moustache conquérante en vibrait. Aussitôt, il la lui fallait. Il n’avait de cesse que de parvenir à retirer fébrilement ces voiles mystérieux qui exacerbaient sa curiosité et lui dissimulaient l’objet de ses désirs. En un mot, il était féru d’érotisme… On disait qu’il avait été piégé par de bons amis à lui. Ils lui avaient présenté une femme prétendue sublime – et consentante - dans l’emballage de pochette-surprise de son haïk. L’ayant dévoilée, José avait découvert, stupéfait et ébahi, un parfait laideron cacochyme, au sourire édenté et aux appâts fanés ! L’œil maquillé de q'hal avait suffi à aguicher notre coureur de jupons ! A la suite de cette mésaventure, un des ses amis arabes lui indiqua le moyen d’en savoir un peu plus sur le contenu d’un haïk : par la cheville ! C’est sur la cheville, seule partie visible du corps des femmes arabes voilées qu’il fallait concentrer son attention. Cette partie de l’anatomie féminine n’est pas, à première vue, de nature à susciter l’émoi mais, à bien l’observer, elle est très parlante. José fantasmait alors sur le reste du corps occulté. Cette observation donnait également une indication, sinon du rang social, du moins de la fortune de l’inconnue car les anneaux qu’elle portait aux chevilles, selon le métal dont ils étaient faits, en étaient la seule marque ostensible. José retint la leçon et la mit souvent en pratique, non sans un certain succès … Il succomba un jour au sourire et aux grâces enjôleuses de la délicieuse Madame Gheller. L’époux de l’élue, un turco à la retraite, originaire des rives du Rhin, était fort jaloux et ne lâchait pas son épouse d’une semelle. Même lorsqu’en quelque exceptionnelle occasion, la fanfare du Cinquième de Ligne donnait aubade sous le kiosque à musique de la place du village et que des officiers chamarrés invitaient madame à valser, il ne quittait pas des yeux sa virevoltante compagne. José dut déployer des trésors de patience, de ruses, de subterfuges pour seulement lui parler car, si la dame lui faisait bien sentir qu’elle lui aurait volontiers cédé, la présence permanente du cerbère ne facilitait pas les choses. La liberté, disent les arabes, est comme l’oiseau que tu tiens dans ta main : si tu le serres trop, il s’étouffe et si tu ne le serres pas assez … il s’envole. Quoi qu’il en soit, José parvint à ses fins …et plus souvent qu’à son tour. Comment cela fut il possible ? De fait, si le militaire tenait visiblement à son épouse, il nourrissait par ailleurs une passion immodérée pour la chasse. Et la chasse au ‘’gros’’, s’il vous plaît ! Dans la plaine, il y avait bien pléthore de perdreaux, lapins, lièvres et autres tourterelles mais cela ne satisfaisait pas notre nemrod. Il lui fallait gibier plus conséquent pour assouvir son instinct de tueur… Oui, mais il lui fallait pour cela se rendre dans les forêts de chênes des pentes de l’Ouarsenis qui accueillaient cerfs et sangliers. Ce faisant, il devait abandonner madame durant au moins trois bonnes journées : la première pour se rendre vers Bou Caïd, à quelques lieues vers le Sud, plus une journée de chasse, ce qui fait deux et une troisième pour le retour. En voici trois. Soupçonneux, il crut tourner la difficulté en chargeant sa vieille sœur de chaperonner l’épouse. Dûment chapitrée, la douairière se mua en intraitable cerbère… Oui, mais la virago avait un péché mignon : le petit rosé de Montenotte ! Elle n’y résistait pas et, au bout de quelques lampées, elle sombrait dans un lourd sommeil béat. Il va sans dire que, pour s’attirer les bonnes grâces du dragon ainsi que les faveurs de Madame Gheller, José trouva rapidement auprès de ses amis une provision renouvelée du nectar des pampres de Montenotte… Ainsi, ayant trouvé le défaut de la cuirasse, il usait et abusait des joies de l’amour dans le lit de sa belle amante, trois jours durant à chaque équipée du nemrod. Une vraie félicité… Malheureusement, une fois, le retraité militaire revint prématurément de la chasse, grelottant d’un accès de ce paludisme contracté dans les marais du Merdja. Les amants, alertés à temps, purent donner le change mais le vieux briscard qui en avait vu d’autres, flaira du louche et leur tendit des pièges. Il revenait à l’improviste et en secret. Il put ainsi établir de façon indubitable qu’il était trompé et il identifia parfaitement l’amant de son épouse. Que pouvait-il faire ? Provoquer José en duel à l’épée ? Au pistolet ? Son âge lui était un lourd handicap et il n’était pas assuré de se sortir indemne de l’affaire. Il résolut alors - conseillé par sa colère - de se débarrasser aussi définitivement que discrètement de l’intrus. Mais il ne souhaitait pas le faire de sa main afin de ne pas - au cas où il serait soupçonné - perdre le peu d’estime que son épouse lui conservait. C’est au cours d’une partie de chasse qu’il prit langue avec Djelloul, le pisteur. Celui-ci marchanda le montant de la prime de son forfait et fit monter les enchères. Le barbon, pressé d’en terminer avec cette situation qui le minait, céda et remit la moitié de sa bourse au sbire. L’autre moitié lui étant promise une fois la ‘’chose’’ accomplie. L’infortuné mari lui fournit également l’arme, un calibre 16 à broche, à canons juxtaposés, qu’il avait rapportée de ses campagnes, donc impossible à identifier comme étant sienne, ainsi que deux cartouches à chevrotines de neuf grains. Et c’est pourquoi ce soir-là, Djelloul, après avoir retiré et empoché la seconde cartouche du fusil – ça peut toujours servir et il n’y a pas de petites économies - lançait celui-ci dans les eaux boueuses du Chéliff. Pendant ce temps, les chevaux, habitués au trajet, conduisaient la charrette chargée du corps de José jusque dans la cour de sa maison. Son épouse et ses enfants reconnurent le pas des chevaux sur le gravier de l’allée. « Tiens, voilà papa qui rentre du marché. » Le maître de maison n’apparaissant pas, bien que le véhicule hippomobile ait été entendu de longues minutes auparavant, on sortit et on découvrit, écroulé sur le siège de la charrette, baignant dans son sang, José Serreau roide et déjà froid. La pauvre Madame Gheller devint neurasthénique auprès de son fade époux. Djelloul ne fut jamais inquiété car le matois avait bien choisi et le lieu de l’embuscade et son chemin de repli vers le Chéliff, entre les touffus orangers de la propriété. Personne ne l’avait vu. Et comme José avait courtisé et séduit tant de représentantes du sexe dit faible, les soupçons se perdirent dans le nombre des époux trompés, des frères vengeurs, des pères jaloux… Cela se passait dans les années 1 900, quelque part, dans la Plaine du Chéliff… |