Guimour

 

Suite à une année d'études perturbée par les "événements" autour du 13 Mai 58, je fus recalé à l'oral du bac en Juin mais admissible en Septembre. C'était trop bête!
Aussi, afin de me permettre de me rattraper en Septembre, ma mère résolut de m'envoyer en boîte à bachot en France.
Je n'étais pas très enthousiaste car Anne-Marie allait pleurer... et un âge nouveau semblait s'ouvrir pour mon Algérie. Je n'aurais pas voulu manquer cela ...
Mon ami Jean-Claude SALVANO avait, lui aussi, trébuché au bachot ...
Madame SALVANO était cliente du magasin de confection pour femmes "A la tentation" que ma mère tenait au 39, de la Rue Georges CLEMENCEAU.
Nos parents se concertèrent et, sans doute afin de se rassurer et pour que nous ne nous sentions pas trop isolés, ils décidèrent de nous envoyer ensemble au cours Sainte Eulalie, Montée Saint Eutrope à AIX EN PROVENCE.
Bon gré, mal gré, nous prîmes donc la Caravelle pour Marignane ...

Le cours Ste Eulalie était une institution dans laquelle se retrouvaient en grande majorité des adolescents de toute l'Afrique du Nord, eux aussi victimes du trac, du bac ...
Les bâtiments étaient délabrés et la cuisine peu engageante, mais il y régnait une atmosphère studieuse. Toutefois nous étions tous à l'affût et à l'écoute des nouvelles de l'autre côté de la Grande Bleue. Les garçons qui venaient de Tunisie ou du Maroc nous racontaient comment ils avaient appris l'indépendance de leur pays, mais à nous, il était impensable que ça arrive. DE GAULLE venait de prendre le pouvoir, alors...
Nous avions conservé certains réflexes acquis pendant des années de terrorisme.
Par exemple, quand on avait l'impression d'être suivis de trop près par un passant, nous nous plaquions, dos au mur, pour le laisser nous dépasser : la balle dans la nuque était un piège fréquent des fells...
Un jour nous assistions à un gala de tennis qui rassemblait les vedettes mondiales de l'époque : Lewis HOAD Tony TRABERT, Pancho GONZALES, SEGURA ... Les rencontres se déroulaient dans un stade en pleine nature, entouré par la garrigue.
Dès notre installation sur les gradins, nous avions choisi des places près de la sortie.
Ensuite, nous avions passé une inspection sous les tribunes, à la recherche d'éventuels colis abandonnés et qui auraient pu dissimuler une bombe...
Durant toute la manifestation, je ne pouvais m'empêcher de scruter les buissons tout proches, avec l'idée que des fellaghas allaient surgir et mitrailler les spectateurs...

Comme autre distraction, nous avions à faire face aux attaques des Jeunesses Communistes qui assaillaient nos camarades isolés lorsqu'ils empruntaient, en rentrant à la boîte, le soir, le passage Saint EUTROPE, dans la partie haute du Cours MIRABEAU, pas loin de la fontaine. Ce passage permettait d'éviter un très long détour et il y avait de nombreuses boutiques qui attiraient les badauds : philatélie, bibelots, bouquins...
Lorsqu'un des pensionnaires du cours fut sérieusement blessé à coups de chaînes de vélo, nous nous organisâmes : fabrication de "stacs" (lance-pierres), les oliviers pour les manches ne manquaient pas et le cuistot, bon bougre, ne comprenait pas pourquoi, on faisait "brûler" sur ses fourneaux ces rameaux dont les branches latérales étaient attachés ensemble avec du fil de fer...
Je me chargeai de la récupération de tuyaux de plomberie dans les ruines d'un bâtiment voisin. Ce plomb, une fois découpé en morceaux, constituait d'excellentes munitions. Il fallut aussi nous organiser en troupe avec signaux, responsables des différentes actions et armes car nos attaquants eux, manoeuvraient au sifflet !...
Ils avaient le nombre et la force avec leurs chaînes de vélo qui tailladaient vêtements et chairs.
Nous, nous avions la mobilité et le tir à distance...
En peu de temps, le passage fut libre de tout contrôle des Jeunesses Communistes et nous pouvions circuler en sécurité. Toutefois, lorsqu'on était seul, on attendait, côté Cours Mirabeau, en pleine la lumière ou à la terrasse d'un bar que des camarades de notre boîte arrivent pour constituer un groupe, moins facile à agresser.
A part cela, à AIX, il y avait une piscine municipale au centre ville. Elle était vieille et ne valait pas celle d'ORLEANSVILLE ni, bien entendu, celle d'OUED-FODDA !
Cependant, Jean-Claude et moi y allions de temps à autre.
Un jour que nous étions en train de lézarder au soleil, je regardais, en tant qu'amateur averti, un plongeur qui s'amusait, en plongeant en biais et près du bord du bassin, à faire jaillir avec ses jambes une gerbe d'eau, aspergeant les filles alanguies sur les gradins. Elles poussaient à chaque fois de grands cris, mais ne se déplaçaient pas pour autant.
- "Jean-Claude, tu as vu le type qui plonge ? Balèze, hein ? Ca me rappelle quelque chose, mais je ne vois pas quoi, et toi ?
- Mmmm ?
- Ouais ... on dirait une "mauresque" ! Attends, je vais voir."
Je vais sur le plongeoir et j'effectue une "mauresque", du 3 mètres. Au moment où je ressors du bassin, j'entends :
- "Ho, Jacquot! Là ti es ?" je cherche qui m'interpelle et je reconnais le "plongeur à la mauresque", affalé sur un des gradins, entouré d'une grappe de filles. Il en a une sur les jambes, une autre lui passe la main dans les cheveux et il en tient une autre par le cou !
C'est GUIMOUR, un "arabe" de la Bocca Sahnoun.
Il fait partie d'une innombrable famille et il a bien 5 ou 6 frères qui ont fréquenté la même école que moi. Ou alors c'est lui-même ?
"Ho, GUIMOUR, n'aâl oueldic! Ch'ta dir temma ?
- Rien que je t'ai vu faire la "mauresque" je me suis dit : c'est un type d'El Asnam, autrement, c'est pas possible. Y'a que nous aut' d'ORIANVILLE qu'on sait faire ça, pas vrai ?
Alors, tu vois, ya oulidi, je suis moniteur de natation à la piscine municipale. Viens, je te présente, ya blèdi, mon frère d'El Asnam! Regarde mes copines ! Y'en a une qu'elle te plaît? Sur ma vie, je te fais l'affaire, viens! Ouallah, viens, j'te jure!"
Le coq du village, quoi.
Jean-Claude s'est approché. Il reluque avec envie les "canusses" qui assaillent GUIMOUR ...
Je ne me prive pas non plus. Il est vrai que certaines sont appétissantes et qu'à 18 ans ...
Nous sympathisons et rappelons les souvenirs communs de "là-bas".
GUIMOUR nous apprend qu'il a quitté l'Algérie à cause des "événements" et qu'il s'est réfugié par hasard à AIX où ses réels talents de nageur et de plongeur, déjà connus à ORLEANSVILLE, lui ont valu cet emploi qui le ravit et lui fait la vie bien plus belle qu'à la Bocca Sahnoun, pardi !
"La France qu'est-ce que c'est la France ?"
Quand on posait cette question à GUIMOUR qui était venu de sa Bocca Sahnoun natale à AIX EN PROVENCE, en 58, "faire moniteur de natation", il répondait avec un rire éclatant :
"La France ?
C'est nique et danse
et la fête recommence!
Tape cinq, mon frère ! Adrob khamsa !"