On s’accorde
à dire que la richesse de l’Algérie, c’est le pétrole.
Mais, bien avant l’or noir, ce que les habitants de nos départements
d’Afrique du Nord recherchaient c’était l’or blanc, l’eau, l’eau
sous toutes ses formes, ce liquide essentiel et vital dont nous
sommes composés et sans lequel la vie sur notre planète ne peut
exister.
La plaine du Chéliff en est l’exemple évident. Lorsqu’on la survole
en avion, hormis les taches vertes de la végétation aux environs
du tracé du fleuve et des canalisations d’irrigation, le sol est
ocre, brun ou rouge, pelé, désertique, lunaire parfois.
Déjà, à l’époque romaine, il existait des conduites d’eau qui, de
LALLA AOUDA, au Sud-Ouest de CASTELLUM TINGITANUM, amenaient l’indispensable
liquide vers le camp fortifié. Plus tard BUGEAUD et SAINT ARNAUD
améliorèrent sans cesse le réseau d’adduction d’eau, comme vous
pouvez le lire dans les récits de Monsieur SALES, mon Instituteur.
(1)
Tous les humains étaient concernés par le problème de l’eau, que
ce soit l’eau de consommation pour les personnes ou les animaux
ou bien l’eau d’irrigation.
Et, encore bien moins qu’ailleurs, aucun des Orléansvillois ne faisait
exception à la règle.
Notre maison était située près des remparts au Sud de la ville au-delà
desquels commençait la ‘’pépinière’’, un bois de pins qui abritait
des plantations d’eucalyptus et autres arbres destinés au reboisement.
A quelques centaines de mètres de là, une fois la voie ferrée franchie,
en prenant la précaution de coller l’oreille sur le rail pour détecter
- comme les Indiens des films du Comédia de Monsieur Courgeon -
la proche arrivée d’un train, on arrivait au ‘’canal’’ !
Ce canal d’irrigation passait sur la pente du bois, entre la Bocca
Sahnoun, un faubourg arabe, et la ville. Il serpentait en épousant
les courbes de niveau du terrain et servait à arroser les plantations
alentour. D’où venait-il ? Où allait-il ? Mystère. Personne ne le
savait trop bien et il était exclu de demander aux parents car le
‘’canal’’ était interdit d’approche à tous les enfants.
Pour les jeunes habitants du ‘’quartier’’, de mon quartier de la
Rue Georges Clémenceau, le ‘’canal’’ était une attraction toujours
vivace.
Que ce soit pour aller y pêcher des grenouilles, ou capturer des
crabes ou des couleuvres vipérines, le ’’canal’’ nous fascinait.
A dix ans, on ne demande qu’à découvrir la Vie ! Pour les plus âgés,
les plus ‘’grands’’, au canal on chassait la tortue d’eau. En effet,
des cistudes avaient colonisé le canal depuis des temps immémoriaux
et on pouvait apercevoir, en s’approchant discrètement du canal,
leurs têtes émerger de l’eau boueuse. Au moindre mouvement, au moindre
geste brusque, elle plongeaient et disparaissaient dans un remous
qui laissait apparaître, si on était assez rapide pour s’approcher
à temps, leur carapace verdâtre et brillante.
Par moments, pour quelque obscure raison, les ‘’grands’’ décidaient
une chasse à la tortue.
Le plus souvent, cette chasse consistait à tenter d’atteindre, soit
en lançant des pierres à la main ou au ‘’tire-boulettes’’, au ‘’stac’’
comme nous appelions nos lance-pierre, ces tortues d’eau.
Il était très hasardeux de toucher une cible aussi réduite que la
tête de ces tortues, pas plus de deux centimètres de large et trois
ou quatre de haut. Alors, on essayait de les surprendre lorsqu’elles
se faisaient sécher au soleil sur la berge du canal mais là, pour
frapper l’animal avec sûreté, il fallait d’abord pouvoir s’approcher
en silence et frapper sur la tête car, sur la carapace, cela n’avait
bien entendu aucun effet, la nature ayant pourvu ces reptiles d’une
défense parfaite. Certains ‘’grands’’, dont mon frère Pierre, qui
était assez adroit, avaient essayé de les tirer à l’arc. Outre la
protection de la carapace, de nombreuses flèches ayant été perdues
dans l’eau, on essaya d’y fixer une ficelle pour les ramener. Il
se révéla que cette amélioration gênait le tir. L’idée en fut rapidement
abandonnée. Ce fut Claudou qui inventa une nouvelle arme. Comme
il travaillait de temps à autre dans l’atelier de marbrerie de son
père, il savait utiliser quelques machines électriques : meules
et perceuses Avec des chutes de barres de fer à béton qu’il aplatissait
à la forge, qu’il meulait ensuite et limait pour leur faire un ardillon,
Claudou confectionna des pointes dont il équipa des lances en roseau.
Cette arme était moins précise que le tire-boulettes, moins efficace
que l’arc mais, comme une ficelle attachée à son extrémité permettait
de la ramener, en dépit de son imprécision qui faisait que la tortue
était le plus souvent manquée, on pouvait sans cesse recommencer
sans perdre la lance. D’autre part, vu le poids de l’engin, les
carapaces ne résistaient pas. Lorsque la bestiole était atteinte,
elle arrivait parfois, en se débattant, à se décrocher de l’ardillon
et disparaissait sous l’eau. Mais un petit nuage de sang dans l’eau
jaunâtre prouvait qu’elle ‘’n’irait pas loin’’. Parfois, l’une des
cistudes était surprise sur la berge et là, elle était transpercée
de part en part, embrochée sur le fer de la lance. Le chasseur la
brandissait, toute gigotante, en criant de joie et aussitôt d’autres
chasseurs s’acharnaient, avec des hurlements rageurs, à planter
leur propre arme dans la carapace vite disloquée, fracassée… Cette
sanglante pratique me répugnait et je préférais, quant à moi, capturer
à la main de mignonnes couleuvres vipérines, de petits serpents
miniature d’un vingtaine de centimètres de long, à peine plus épaisses
qu’un crayon à papier On en surprenait dans les herbes qui couvraient
les rives du canal. On en mettait dans nos poches et on les emportait.
La plaisanterie classique - mais qui fut hélas vite éventée - consistait
à dire à un copain :
« J’ai les mains sales, tu veux bien prendre le mouchoir dans ma
poche pour que je m’essuie ? ».
Le copain glissait sa main dans la poche et faisait un bond en arrière
en criant lorsqu’il sentait le contact de la bestiole.
Les plus impressionnés étaient nos camarades arabes qui avaient
une sainte frousse de ces ‘’h’nèches’’, ces serpents…
Il m’est arrivé de transporter ainsi un de ces animaux jusqu’à l’école
où, pendant la récréation qui précédait l’étude du soir, j’avais
un franc succès auprès des copains… jusqu’à ce que Monsieur Edouard
RUIZ, ‘’Doudou’’, qui avait l’œil à tout, s’aperçoive du manège,
me confisque la bestiole et me mette au piquet pour plusieurs récréations
de suite…après m’y avoir conduit, selon son habitude, tenu par l’oreille
et ‘’encouragé’’ par de petits shoots du revers du pied qu’il appliquait
par derrière sur mon postérieur vexé.
Je fus également condamné à aller remettre la bestiole dans son
habitat de provenance.
Ce que je fis. J’en avais l’habitude…
Mais le jeu en valait bien la chandelle.
Certains camarades n’hésitaient pas à se baigner dans le canal.
C’était plus par bravade que par plaisir car ce fossé - de deux
à trois mètres de large et autant de profondeur, creusé dans la
terre, aux rives glissantes, avec son liquide glauque, à l’odeur
puissante, grouillant d’un infinité de bestioles que son eau salvatrice
regroupait - n’avait rien d’avenant.
Cette artère desservait la ‘’pépinière’’, une réserve de plants
destinés au reboisement et, à cet effet, il était équipé de place
en place de vannes. C’étaient des zones bétonnées, munies de rainures
verticales dans lesquelles le garde des Eaux et Forêts, à l’heure
dite, glissait une plaque de fer qui déviait le flot vers des rigoles,
des seguias qui se ramifiaient vers les plantations.
Ce garde, M MEKERBA, nous l’avions surnommé BUFFALO BILL car si,
au lieu du ‘’Stetson’’ de William CODY, il portait une turban blanc,
il n’en avait pas moins la moustache et la barbichette, blanches
elles aussi, identiques à celles du célèbre chasseur de bisons.
Comme de plus, il était vêtu d’un uniforme d’apparence militaire
de couleur beige, et qu’il portait à la ceinture un énorme revolver
à barillet, la ressemblance nous paraissait parfaite.
Ce surnom n’était pas du goût de ses propres enfants qui partageaient
nos jeux. Aussi, en leur présence, nous parlions du ‘’garde-forestier’’.
Ce diable d’homme s’arrangeait toujours pour apparaître soudain
là où on ne l’attendait pas, surgi de nulle part, sa canne en bambou
à la main, un air sévère sur le visage.
Notre Buffalo Bill avait des ruses de Sioux !Il
Lorsque nous étions surpris par Buffalo Bill à rôder autour du canal,
nous nous faisions rabrouer et chasser. Ce n’était certainement
pas par excès de zèle qu’il le faisait mais il se rendait bien compte,
lui, que le canal était dangereux autant pour des enfants que pour
des moutons ou des chèvres que nous y découvrions de temps à autre,
noyés, le ventre gonflé.
Comme il était formellement interdit de s’approcher du canal, un
service d’alerte était institué et les sentinelles nous alertaient
au cri de : « Akh ! Akh ! Akh ! le garde, le garde ! » et aussitôt,
tout le monde détalait et s’égaillait dans la verdure.
Pourtant, il fallait bien passer par là pour aller plus loin dans
le bois de pins dont la lisière Sud, la plus éloignée bien sûr,
était l’endroit ‘’merveilleux’’, ‘’magnifique’’ que seuls quelques
‘’grands’’ de la bande avait déjà atteint et qu’ils nous décrivaient
avec force détails alléchants : il y avait ‘’là-bas’’ des lapins
et même des lièvres ! des perdrix ! et on y voyait même des chameaux
! ce qui, plus tard, se vérifia : le jour du ‘’souk’’, le grand
marché ! En effet, l’évènement attirait même des ‘’Soudanis’’, des
noirs, qui amenaient des dromadaires et parfois des autruches qu’ils
exposaient pour quelques pièces.
Il y venait parfois aussi des Aïssaouis (Aïssaoua), vous savez,
de ces marocains du Sud aux cheveux comme les femmes qui terrorisent
leurs spectateurs par leurs grimaces effrayantes, leurs danses échevelées
et surtout par les serpents, particulièrement des cobras, qu’ils
font danser au son de leur flûte de roseau et de leur ‘’derbouka’’
ou leur ‘’gallal’’ de peau de chèvre. Ils mettaient aussi des scorpions
vivants dans leur bouche et pas des moindres : des noirs, tout noirs
et gros comme la main. Au moins ! Tout le monde vous dira dans le
quartier que les scorpions noirs sont les plus dangereux, mortels,
même.
Rien de comparable avec les nôtres, ces petits scorpions jaunes
de rien du tout. On les trouve en retournant les grosses pierres,
avec précaution toutefois, car leur piqûre cuit et brûle la peau
comme le fer rougi. On les craint. On s’en venge par anticipation
en les faisant se battre en duel. Lorsqu’on en capture deux, on
rassemble des aiguilles de pin et des brindilles en cercle de deux
ou trois ‘’pams’’ (empans) de diamètre, bien dégagé au milieu. On
y met le feu, avec une allumette ‘’bougie’’, de celles qui sont
en papier enduit de cire, celles dont on enroule la tête blanche,
bien serrée dans le papier ciré et qui, lorsqu’on la claque entre
deux pierres, détonne comme un pétard, bref, celles que vend ‘’Négro’’
dans sa minuscule boutique coincée sous l’escalier du marché couvert,
en face de l’église. Qui ne connaît pas ‘’Négro’’ ? Il a du succès,
‘’Négro’’. Chez cet arabe noir, on trouve une infinité de friandises
et de petits objets amusants et curieux : les ‘’gadgets’’ de maintenant.
Le dimanche est son jour faste : sur les sous que maman donne pour
la quête, on s’arrange à ‘’économiser’’ pour acheter, à la sortie
de la messe, des caramels durs à un centime ou des ‘’chouin’gom’’
‘’ballon’’ roses, au goût d’acétone qui éclatent et collent sur
le visage. Les caramels sont farineux et collent aux dents mais
ils sont ‘’gagnants’’ si on découvre ce mot inscrit à l’intérieur
du papier d’emballage. On a alors droit à un autre caramel et ça
peut durer …
On profite parfois de la joyeuse cohue pour chiper un ou deux bonbons
dans les pots de verre. Négro n’est pas dupe et il n’est pas chien
non plus : le treize à la douzaine marche bien.
Il s’y retrouve certainement sur la quantité et puis c’est un brave
homme, calme et doux. Il a été le premier à vendre au mètre le caoutchouc
carré gris-bleu qui nous servait à faire nos ‘‘stacs’’. C’est depuis
lors que son chiffre d’affaires a prospéré…
Négro vend donc ces allumettes-bougie dans de toutes petites boîtes
de carton avec un frottoir en papier de verre. Ce sont celles s’enflamment
en les grattant sur une pierre ou un mur ou entre les ongles. Pas
ces allumettes en bois, avec une tête rouge dans des boîtes en bois
très fin recouvert de papier bleu et qui portent l’image d’un jockey
rouge sur fond jaune marqué ‘’Caussemille’’. Celles-là, elles sont
assidûment collectées par les écoliers de la Maternelle et du Cours
Préparatoire pour apprendre à compter. Les instituteurs les teignent
de couleurs différentes pour leur attribuer une valeur convenue.
On les attache avec un élastique pour en faire une ‘’dizaine’’ et
avec dix dizaines assemblées, on constitue une ‘’centaine’’…
Mais revenons à nos … scorpions.
Lorsque le cercle de feu est bien pris, on jette à l’intérieur les
deux insectes. Ils se rencontrent, se saisissent par les pinces
et, dans une danse qui nous fait pousser des cris de joie, tentent
de se piquer l’un l’autre avec le dard dont leur queue est munie.
Lorsqu’à l’issue d’une ronde mortelle, l’un des deux est tué, on
le jette au feu. Ca crépite un peu et ça sent mauvais. Ensuite,
petit à petit, on referme le cercle de feu en rapprochant les brindilles
enflammées à l’aide d’un bâton ou d’une pierre et il paraît que
le scorpion, pour éviter la mort par le feu, se pique lui-même et
en meurt.
On le pousse donc au suicide.
Je n’ai jamais pu vérifier ce fait. La plupart du temps, le scorpion
tardant trop à confirmer l’hypothèse, il subissait le même sort
que son adversaire…
Nous voilà loin de la pépinière et de ses explorateurs…
Ceux-ci nous disaient aussi : de là-bas, on y voit loin, loin, tiens,
jusqu’à l’Ouarsenis même ! Oui c’est vrai ! On voit bien le ‘’pic’’
de deux mille mètres de haut et même aussi la ‘’chaîne d’Abd-El-kader’’.
Donc, il existait bel et bien, au-delà de la frontière du canal,
un pays merveilleux avec, en prime, le champ de tir ! Le champ de
tir des soldats !
On entendait la fusillade les jours de tir et, dès que les soldats
regagnaient leurs casernes, nous allions, bravant l’interdit et
les panneaux, ramasser les balles dans la butte ou la tranchée de
tir.
On faisait chauffer les ogives dont le plomb s’écoulait. Ce plomb,
une fois solidifié, était découpé en petits carrés qui servaient
de projectiles dans nos ‘’stacs’’. L’enveloppe de maillechort des
balles - si elle n’était pas déformée par l’impact- servait de pointe
aux flèches de nos arcs. On coupait des tiges dans les fusains des
haies près des bureaux des Eaux et Forêts. On les durcissait à la
flamme et, munies de plumes attachées à une extrémité et d’une ogive
de balle à l’autre bout, c’étaient de redoutables engins.
La butte de tir était le seul relief significatif de tout notre
univers, aussi nous nous régalions à en dévaler les pentes à vélo.
Les chutes étaient nombreuses mais on ne se décourageait pas, grisés
que nous étions par la vitesse des descentes, sensation rare…
Les jours où il avait bien plu et que les pentes de cette butte
de tir étaient bien détrempées, bien glissantes, une aile de voiture
ou une tôle récupérée dans quelque décharge nous servait de luge
improvisée. Si elle ‘’marchait bien’’, on la dissimulait dans les
lentisques pour pouvoir la réutiliser. Je me souviens d’une aile
de ‘’traction avant’’ noire qui était très convoitée ! Le premier
arrivé s’en emparait comme d’un engin mirifique ! Cela donnait parfois
lieu à des bagarres entre notre groupe et des bandes rivales venues
de la Bocca Sahnoun, le quartier arabe proche.
La pépinière servait également de terrain de manœuvre aux soldats
qui y faisaient ‘’la petite guerre’’. A l’occasion, nous assistions
à des exercices avec des balles ‘’à blanc’’. Cette locution énigmatique
recelait un mystère : voir tirer sur un soldat, le voir tomber pour
se relever ensuite, indemne, nous paraissait merveilleux. Il nous
fallut retrouver des cartouches à balles de carton intactes et des
fragments de ces balles pour comprendre que ‘’la petite guerre’’,
c’était pas ‘’ardebon’’.
Comme le coin était isolé et calme, parfois s’y instruisaient les
escouades de recrues du régiment de tirailleurs stationné dans les
casernes de la route d’Oran.
Ils arrivaient tout droit de leurs mechtas natales pour s’engager
dans l’armée et les ennuis commençaient aussitôt.
Ne voilà-t-il pas qu’on – ‘’on’’, c’est à dire le ‘’cabrann’’, le
caporal – s’avisait de leur apprendre … à marcher au pas !
Tous les petits cadres arabes étaient des ‘’bouchlarem’’, des moustachus
: cela faisait partie des signes extérieurs de leur haute responsabilité…
Les recrues, encore des adolescents, en habits civils, gandoura,
turban ou chéchia sur la tête, placés sur une ligne tracée sur le
sol par le ‘’cabrann’’ avec son bâton, étaient munies dans la main
droite d’un quignon de pain et dans la main gauche, d’une figue
sèche.
Alors, au commandement hurlé par le ‘’cabrann’’ « Khoubss ! » (pain
!), la main droite rivée à la jambe droite, les impétrants devaient
avancer la jambe droite. Ils faisaient une enjambée mécanique et
démesurée, presque un grand écart !
Le ‘’cabrann’’ était muni de sa ‘’matrag’’ et, en hurlant, il se
précipitait, le bâton brandi, vers le malheureux qui avait confondu
la figue et le pain.
Et on continuait : « Balek ! karmouss ! » (Attention ! figue !).
Une autre enjambée à gauche, main gauche fixée à la jambe gauche.
Autres vociférations et quelques coups sur la jambe fautive. Et
on recommençait : « Khoubss ! »
« N’ââl oueldic ! Kelb, ben el kelb! Goutlec khoubss, machi karmouss!
Zid! Khi mènn’âtec ” (Maudit qui t’a enfanté! Chien, fils de chien
! Je t’ai dit pain c’est pas figue ! Recommence ! Mieux que je te
donne ! »
La pédagogie ‘’percutante ‘’ nous effrayait un peu car, en cas d’échec
renouvelé, le malheureux élève avait droit à des séries de coups
de trique sur la plante de ses pieds nus ou bien il devait faire
des séries de ‘’bombètes’’ : des ‘’pompes’’ ou flexions-extensions
des bras au sol. Pour ce faire, il avait droit au mousqueton, qu’il
devait tenir à pleines mains durant ‘’l’exercice’’ car de la sorte,
ses doigts étaient coincés entre le fusil et le sol. C’était plus
amusant pour ses camarades spectateurs qui s’esclaffaient en voyant
ses grimaces de douleur.
Au bout de quelques passages de la troupe, on reconnaissait certaines
recrues, à une particularité physique : un grand maigre, un autre
aux oreilles démesurées, l’autre aux yeux bleus…
On se faisait de petits saluts militaires au passage avec un clin
d’œil, en cachette des cerbères moustachus.
Peu après, les caporaux leur enseignaient des chants de marche en
arabe : « Gouddem, gouddem, gouddem zalé, bellâ, bellâ chouïa h’lalé
Ya ounna mergououma ! Ya ounna mergououma » : je n’ai jamais su
ce que cela signifiait… Et puis aussi d’autres chants lancinants
et tristes que nous entendions de loin et qui nous prévenaient de
l’arrivée des ‘’tiraillours couscouss’’.
Et puis, heureusement, il y avait ‘’ilététon’’, ainsi que la Marseillaise…
‘’Ilététon’’ était leur chant préféré : ‘’Ilététon pitit navèreu…’’
‘’Il était un …petit navire …’’
Quant à la Marseillaise, je vous laisse deviner les horribles injures
que sa lettre subissait !
Au bout de quelques jours, la pédagogie variait et du « Khoubs !
Karmouss ! Khoubs, Karmouss ! », on passait à « Karmouss, caocao,
karmouss, caocao… » figue, cacahuète.
Les ‘’bleus’’ étaient devenus moins mécaniques, et s’il y avait
encore des difficultés pour ‘’rattraper le pas’’ manqué, la matrag
du ‘’cabrann’’ était là…pour ramener l’égaré dans le droit chemin.
Mais il y avait de plus en plus souvent des rires dans les rangs
lorsqu’un tirailleur maladroit se faisait ‘’remonter les bretelles’’…
Les ‘‘instructeurs’’ étaient plus calmes, signe que les recrues
progressaient…
Les cacahuètes, c’était l’étape finale avant le « Han ! Di ! Han
! Di » martial et définitif !
Alors un jour, clinquante nouba et bélier en tête, le port altier,
tirés à quatre épingles, turban immaculé et chemise à plis multiples,
avec parfois une moustache déjà conquérante, raides et fiers comme
Artaban, quoiqu’un peu mécaniques encore, les novices aguerris avaient
l’insigne honneur de défiler dans la Rue d’Isly derrière le ‘’tambor
madjor’’, et tout et tout…
Et cette immense gloire qui rejaillirait jusque dans leur douar
d’origine valait bien les souffrances et les privations endurées
lors de ‘‘la striction minitire’’…
Mais revenons au canal, car c’est le but de mon propos.
Donc, le canal représentait une frontière quasiment infranchissable
dans toute sa longueur sauf aux endroits munis de vannes où, rétréci,
il n’était plus large que d’un mètre cinquante à deux mètres, suivant
les écluses.
Celle qui était la plus proche des remparts et de la porte des gazelles
(eh oui, il y avait bien des gazelles, dans un enclos appuyé aux
remparts mais elles étaient très farouches et les apercevoir était
une chance) cette vanne donc était des plus étroites mais il fallait
être assez ’’grand’’ pour franchir l’eau d’un bond et ainsi voir
s’ouvrir un monde nouveau de l’autre côté.
Je me souviens être rentré en pleurs à la maison, revenant de la
pépinière, parce que j’avais été abandonné par les ‘’grands’’ .
Comme j’étais encore trop ‘’petit’’ pour bondir par-dessus le canal,
les ‘’grands’’ m’avaient demandé, pour pouvoir les rejoindre, d’aller
jusqu’à la passerelle de la gare qui permettait aux véhicules de
franchir le canal pour rejoindre l’arrière de la pépinière.
Ce pont était à plusieurs centaines de mètres de la vanne et lorsque
je l’eus franchi et fait le tour sur l’autre rive et en sens inverse
pour rejoindre l’autre rive de l’écluse, il n’y avait plus personne
: les ‘’grands’’ dont mon frère faisait partie s’en étaient allés,
peu désireux de s’encombrer d’un ‘’encore trop petit pour sauter
le canal’’…
Je fus vexé et décidai de m’entraîner à sauter pour pouvoir me joindre
aux ‘’grands’’.
Mais il ne fallait pas manquer mon coup.
En compagnie de Serge, mon inséparable, j’allai couper un long ‘’guesba’’,
un roseau, près de l’usine à gaz.
Il me servit de ‘’mesure’’, posé sur les deux rives du canal, et
en comptant les cannelures du roseau pour évaluer la distance à
franchir.
Reportée sur les carrelages du trottoir de la rue qui mesuraient
un ‘’pam’’ et quatre doigts de côté, soit à peu près 20 centimètres,
cette longueur équivalait à un mètre quatre-vingts ‘’bla l’miz’’,
sans la balance.
Pour plus de sûreté, on ajouta un ‘’carreau’’ …
Et l’on vit deux garnements bondir tour à tour sur le trottoir entre
deux marques faites à l’aide d’un bout de plâtre ou de charbon de
bois ou parfois avec un bâton de craie que Serge avait chipé à son
instituteur de père.
Et l’entraînement fit son effet.
Mais, pour plus de sûreté et afin d’éviter les éventuelles moqueries
soulevées par un échec en public, nous allâmes en cachette, tous
les deux, munis de notre ‘’mesure’’, pour procéder à des essais...en
vrai.
Avant de tenter le bond libérateur, nous fîmes plusieurs essais
à l’écart avec la ‘’mesure’’, histoire d’assurer le coup …et de
vaincre la frousse…
On s’approche de la vanne, on évalue la longueur en posant la ‘’guesba’’
à l’endroit exact du saut à réaliser. La zone d’appui du pied d’appel
est gravée dans la terre… et dans la mémoire !
« C’est bon ! Maintenant, On y va, d’acc ? Tu sautes en premier.
- Non, toi d’abord !
- Non, tu es le plus grand.
- Bon et si je peux pas re-sauter pour revenir ?
- On se suivra de chaque côté jusqu’au pont de la gare, je l’ai
déjà fait. »
Bon. Je m’approche pour évaluer la distance et je prends une bonne
douzaine de pas d’élan.
« Pas si loin, tu vas te fatiguer. A ‘’l’entraîne’’, on court pas
tant !
- Arrête, ne me fais pas peur … j’y vais ! »
Galopade, appel, saut !
Réussi !
« J’ai réussi !J’ai réussi ! Je suis un ‘’grand’’ ! Je suis grand
! Et encore j’étais plus loin que le bord ! … A toi ! » Serge galope,
mais soudain, il piétine. Il bondit… et retombe sur le bord en béton
du canal. Il se rétablit de justesse et s’étale à plat-ventre.
Il se relève en sautillant sur un pied et en grimaçant de douleur,
les lèvres pincées : son genou est écorché. Il saigne.
« Ouille, Aïe, Aïe, Aïe !
- Tu as mal ?
- Non, c’est pas ça…Mais, qu’est-ce que je vais dire à mon père
?
- Tu lui diras que c’est au foot.
- Il le croira pas, je crois pas.
- Bon, alors, on retourne de l’autre côté ?
- Oualou ! moi, je préfère faire le tour !
- Eh ben moi , j’y vais, tiens ! »
Et, joignant le geste à la parole, je franchis la vanne dans l’autre
sens.
Serge a déjà commencé à suivre le canal sur l’autre rive.
Je le suis, sur ma rive. Nous nous rejoignons au pont, je lui noue
mon mouchoir sur le genou pour arrêter le saignement.
Nous rentrons, silencieux, heureux de notre exploit secret… mais
qui ne le restera pas longtemps.
Papa Fernand n’a pas trouvé à redire au mensonge de son fils aîné…
Serge a renouvelé son exploit un peu plus tard et un jour, alors
que toute la bande était rassemblée ‘’au canal’’, attendant que
chacun saute à son tour, Serge et moi, l’un après l’autre, d’un
bond aérien, à l’ébahissement général, nous avons allègrement franchi
la frontière qui séparait le monde des ‘’petits’’ de celui des ‘’grands’’.
« Tiens ! Qu’est-ce tu crois ? Y’a pas que vous, hein ? »
Cette réplique de défi fut appuyée par un pied de nez en bonne et
due forme, bien sûr. A moins que ce n’ait été un geste plus indécent
avec le majeur ? Ou avec le bras entier ? Je ne saurais le dire…
Le saut par-dessus le canal était un des critères, un des ‘’rites
initiatiques’’ qui participaient à la métamorphose d’un ‘’petit’’
en un ’’grand’’…. L’un de ces rites était réservé aux plus téméraires
ou à ceux qui, n’habitant pas le ‘’quartier’’, voulaient entrer
dans la ‘’bande’’ : c’était le ‘’tour de la ville’’.
Depuis le temps du Maréchal de SAINT ARNAUD et de la création d’Orléans-ville,
la ville du Duc d’Orléans, une enceinte, percée de quelques 5 ou
6 portes, ceinturait Orléansville.
Le ‘’tour de la ville’’ consistait à en faire le tour en marchant
sur les remparts. On partait de la Porte des gazelles pour y revenir
dans l’autre sens.
Toute une bande de ‘’contrôleurs’’ suivait avec malice la progression
des candidats, à l’affût d’une chute ou d’une quelconque mésaventure
dont ils pourraient se délecter et se moquer . Les remparts mesuraient
une cinquantaine de centimètres de largeur et ce n’était pas d’une
grande difficulté de s’y déplacer. Il y avait bien quelques endroits
où on se trouvait à 6 ou 7 mètres de haut mais, en fixant bien le
dessus de la muraille pour déceler les pierres inégales, ça passait
à l’aise.
L’épreuve la plus dangereuse - et ce l’était réellement, mais nous
devions justement vaincre la peur et le danger - était de franchir
‘’le tournant de la mort’’.
Dans un bastion d’angle des remparts où la muraille est surélevée
et qui surplombe la voie ferrée d’une quinzaine de mètres, s’est
installée une entreprise de transports avec quelques camions. Un
haut portail en tôle peinte en bleu ferme l’angle intérieur de la
fortification. Dans les anciens bâtiments militaires sont logés
les gardiens arabes. Il y a là des chiens ‘’kabyles’’, d’infâmes
bâtards sans couleur et sans forme mais qui aboient furieusement
à l’approche de toute personne et qui montrent leurs impressionnants
râteliers. Ce n’est pas ce que les candidats redoutent le plus.
Non, ce qu’ils craignent, c’est ‘‘Dents de cheval’’. ‘’Dents de
cheval’’ est une mouquère d’une quarantaine d’années. La malheureuse
est affublée d’une denture anormalement développée et déformée qui
la défigure et l’empêche même de parler correctement. Je devrais
dire plutôt ‘’de hurler correctement’’ car il suffisait de s’approcher
à quelques mètres de son domaine pour que la furie hurle et lance
des pierres sur les intrus. Personne ne l’avait vue parler…et sa
fureur devait certainement s’expliquer par son physique monstrueux.
On racontait même que, si elle s’apercevait qu’un intrus tentait
de passer sur ‘’son’’ rempart, elle se précipitait, matrag brandie,
vers l’angle de la muraille où, vers l‘intérieur de l’enceinte,
le terrain était le plus haut et atteignait le niveau du rempart
mais, vers l’extérieur, le sol se trouvait à une quinzaine de mètres
en contrebas. Le téméraire était alors coincé…
Comme les parents avaient eu vent de cette épreuve il nous était
formellement interdit d’y participer et de ce fait, aucun des camarades
de notre bande n’aurait pu se plaindre d’avoir été rossé par la
diabolique ‘’Dents de cheval’’, sous peine d’être puni en supplément…
Certains avaient même été capturés et battus, aussi fut-il décidé,
pour les venger, d’attaquer le ‘’tournant de la mort’’. Mon frère
et quelques autres ‘’inventeurs’’ eurent l’idée de ‘’la Grosse Bertha’’.
Le nom était emprunté au fameux canon allemand. L’engin imaginé
par les ‘’grands’’ avait la même ambition. : lancer de gros projectiles
sur le camp retranché de ‘’Dents de cheval’’.
Face aux remparts, il y avait quelques arbres plantés près du canal,
de l’autre côté de la voie ferrée. Il en fut choisi un. Deux de
ses branches furent aménagées pour recevoir un lance-pierre géant,
peut-être inspiré des catapultes romaines que l’on voyait sur les
illustrations de nos livres d’Histoire de France. Des chambres à
air furent prises dans les détritus de chez M MONTES, le vulcanisateur.
Elles furent assemblées, nouées, puis fixées sur les branches de
l’arbre préparé.
Un soir, à la tombée de la nuit, deux ou trois volontaires franchirent
discrètement la voie ferrée, en prenant bien soin de ne pas faire
rouler les sonores pierres du ballast et se placèrent derrière l’engin
d’assaut. Une grosse pierre fut placée dans la poche des élastiques
et les artilleurs tendirent, tendirent les caoutchoucs. A bout de
forces et au signal, ils lâchèrent le projectile meurtrier …qui
retomba lamentablement au pied du rempart.
On allégea la charge, on tendit encore plus, en ajoutant une corde
pour s’y mettre à trois ou quatre : impossible de lancer quoi que
ce soit par-dessus le rempart !
Heureusement d’ailleurs.
« Ca ne fait rien, on attaquera quand même ! » dirent ceux qui avaient
été capturés par la virago. Ils conservaient une dent (!) contre
elle : un souvenir cuisant et une honte à venger.
Donc, se regroupant à plusieurs, ils lançaient au signal depuis
les buissons une salve de leurs tire-boulettes vers le ‘’’tournant
de la mort’’. Comme il n’y avait aucune réaction et qu’aucune silhouette
ne s’encadrait dans une des meurtrières du rempart pour injurier,
il fut conclu que ça ne valait pas le coup et que ce n’était pas
assez efficace.
On chercha alors un moyen plus … frappant.
Les petits bergers arabes utilisaient, pour rappeler leurs moutons
ou pour faire fuir les nuées d’étourneaux qui pillaient les oliveraies,
la fronde à tourner. C’est cela, une fronde, la vraie, celle d’origine
que David utilisa contre Goliath. Ou celle qui, plus tard, rendit
célèbre Thierry…et pas l’engin à élastiques. Et pour cause…
Donc les plus habiles entreprirent de confectionner des frondes
‘‘à tourner’’ avec de la ficelle tressée. On saisissait entre les
doigts les deux brins de la fronde. L’un était muni d’un anneau
de cordelette enfilé sur un ou deux doigts. L’autre brin portait
un nœud qui était tenu entre pouce et index. On plaçait dans la
poche de la fronde une pierre et on la faisait tournoyer au-dessus
de la tête. Il fallait estimer le moment propice pour lâcher le
brin adéquat afin que la poche libère le projectile et que celui-ci
soit envoyé dans la bonne direction.
De nombreuses séances d’entraînement furent nécessaires … et combien
d’alertes au caillou fou lancé involontairement et n’importe où…
Ces essais avaient heureusement lieu dans la pépinière où des troncs
accueillants et sûrs des pins parasols mettaient les spectateurs
à l’abri des loupés…
On trouva même un truc qui évitait de faire tournoyer indéfiniment
la fronde. Il suffisait de faire faire un tour à l’engin et, d’un
fouetté, lâcher le projectile. Cela paraît simple mais n‘y arrivait
pas qui voulait. Bien que parmi les plus jeunes apprentis, je m’en
sortais très bien.
Lorsqu’ils furent au point, quelques-uns firent des essais ‘’en
vrai’’.
En cachette, le ‘’tournant de la mort’’, au signal convenu, fut
bombardé…
L’attaque fut suffisamment efficace pour … déclencher une descente
de police qui mit un terme définitif à ce projet complètement fou…
Un jour, je décidai de tenter à mon tour ‘’le tour de la ville’’.
On arrête la date, après l’étude du soir. Auparavant, en catimini,
avec mon copain Kaddour Zérika qui veut passer l’épreuve en même
temps que moi, nous allons épier la furie afin de trouver la faille
dans sa surveillance.
Kaddour a sa petite idée : c‘est le carême et les musulmans font
leur prière plusieurs fois par jour :
« Chouf, Jacquot, ‘’Dents de cheval’’ elle ‘’t’salli’’ (elle prie)
en même temps que son mari, là-bas.
- Oui et alors ?
- Moi je sais quand ils baisent la terre avec le front. Je te dis
juste avant et on fonce !
- Non, non, non ! Tu es fou, ils font la prière tournés vers la
Mecque et c’est vers là que c’est l’endroit le plus haut. Ils vont
nous voir, bessif !
- Alors ?
- On essaie autre chose. Moi je me cache près du rempart. Toi tu
tapes au portail et tu appelles en arabe, comme ça ‘’Dents de cheval’’
elle vient et les chiens aussi. Alors, dès que je la vois près du
portail, moi je pars en courant et, même si elle me voit, j’aurais
déjà fait le tour.
- Putain, ça c’est bon ! Oais, mais … et moi, ki n’dir ? Comment
je fais ?
- Tu peux pas faire le tournant en même temps que moi. On recommence
le truc dans quelques jours … si ça marche. Bismillah ! Je crache
par terre pour conjurer la chkoumoune, la poisse.
- D’acc ! Vas-y ! On y va ! »
Je me place donc à plat-ventre sur le rempart, dans la partie horizontale
qui, de chaque côté du bastion, suit le relief du terrain. De là,
je peux voir le portail et l’intérieur du réduit.
Il n’y a qu’une trentaine de mètres à franchir, mais le danger est
double : la hauteur au-dessus de la voie ferrée et… la harpie et
ses chiens !
Kaddour, arrivé près du portail me fait un signe interrogateur :
« Tu es prêt ? ». Je fais « Oui » de la tête.
Il ramasse un caillou et frappe sur le portail. Aussitôt et comme
prévu, les chiens accourent en hurlant. ‘’Dents de cheval’’ apparaît
sur le pas de sa porte, alertée par ses cerbères :
« Chkoun ? (Qui c’est ?)
- Ana ! (moi) répond Kaddour.
- Ou chkoun en’ta ?( Et qui c’est toi ?)
- Ana ould Mohammed ! (moi, le fils de Mohammed).
Comme des Mohammed, il y en a des quantités, il ne risque pas, le
bougre, de se faire identifier avec ce prénom…
‘’Dents de cheval’’ s’approche du portail. Kaddour guette son approche
par un trou de la tôle. Il faut qu’il garde une marge de sécurité
pour pouvoir s’enfuir sans se faire reconnaître.
La furie est contre le portail. Kaddour détale . C’est le moment.
! Le plus légèrement possible, je me dresse et je prends mon élan.
Dents de cheval, soucieuse, comme toutes les femmes musulmanes,
de ne pas se montrer à visage découvert - ce qui, dans son cas,
s’explique parfaitement - entrouvre le portail et regarde d’un œil
pour tenter de voir, sans être vue, qui a frappé.
« Chkoun ? Chkoun ? (Qui est-ce ? Qui est-ce ?) répète-t-elle, intriguée.
Je suis parvenu à l‘aplomb de la plus haute partie du rempart, j’ai
parcouru plus de la moitié du trajet, mais, Dieu que c’est haut
! Je redouble d’attention.
J’arrive à l’autre extrémité du tournant. Presque à la limite de
l’enclos. Il y a des aiguilles de pin sur le haut du rempart et
je glisse dessus. Je tombe sur le haut du rempart et le bruit attire
l’attention de ‘’Dents de cheval’’ et de ses chiens. Ils accourent
!.
Je suis presque hors de portée. D’un bond, la frousse me donnant
des ailes, je saute en contrebas, à au moins deux mètres. Je roule
et je me redresse à la vitesse de l’éclair.
Je lance un coup d’œil vers le portail bleu. ‘’Dents de cheval’’
a ouvert le portail et lâché ses chiens ! Mais j’ai heureusement
suffisamment d’avance car les chiens abandonnent leur poursuite
à quelques mètres de leur refuge.
Ouf ! Sauvé ! La bande des contrôleurs, dissimulée près de la porte
de l’Est m’attend. Kaddour jubile. On s’embrasse. « Ouallah, rak
k’bir darouak, Jacquot ! M'lèh, m’lèh, raya, ouallah raya ! », Par
Dieu, tu es grand maintenant, Jacquot ! Bien, bien, parfait, par
Dieu, parfait !
« Merci, Kaddour, bien joué ! » On me congratule et on félicite
le nouveau membre, tout essoufflé et tremblant d’émotion.
Quand on me présentera à l’avenir on dira : « Il a fait le ‘’tournant
de la mort’’ »
Quel titre de gloire !
Quelque temps après, Kaddour tentait le coup. Nous avions inversé
les rôles, comme convenu. Tout s’est déroulé comme prévu sauf que
‘’Dents de cheval’’ a été plus méfiante et qu’elle a lâché ses chiens
plus tôt.
Ce qui fait que Kaddour, en fin de course, n’a pas pu m’imiter,
il a dû sauter vers l’extérieur des remparts où il a atterri …dans
un buisson de jujubiers ! Tenaillé par la frousse, il n’a pensé
qu’à mettre le plus de distance possible entre le ‘’tournant de
la mort’’ et ses fesses… Il ne s’est rendu compte de ses innombrables
égratignures et accrocs qu’en arrivant, blême et à bout de souffle
près de la passerelle de la gare où je l’attendais. Et où il fut
fêté comme il se doit.
Ainsi, dans notre ‘’quartier’’, un ‘’petit’’ ne pouvait devenir
un ‘’grand’’ que s’il avait passé plusieurs ‘’épreuves’’.
Et notre canal dans tout cela ?
Quelques années plus tard, le canal en terre fut remplacé par des
éléments préfabriqués en béton, ‘’type Chagnaud’’. C’étaient des
sortes de gouttières ouvertes, de deux mètres environ de large et
autant de profondeur, de quatre ou cinq mètres de long et dont la
coupe avait la forme géométrique d’une parabole. Les éléments aboutés
reposaient sur des socles verticaux de hauteur modulable ce qui
permettait de constituer des aqueducs pour franchir les différences
de niveau du terrain et ainsi de diminuer les longueurs posées.
Ces éléments se réduisaient de dimensions en se ramifiant dans toute
la plaine du Chéliff jusqu’au plus petit arpent de terre cultivable.
Le tracé empruntait parfois le lit de l’ancien canal, ce qui laissait
dessous un vide que nous mettions à profit pour nous y réfugier
lorsque nous grillions en cachette nos premières cigarettes Bastos
bleue. Roger Sanchez, Mohamed Bou Hadji et Mohamed Boudjeltia, dit
‘’Boufartatto’’, papillon, étaient alors mes compagnons. Nous avions
une quinzaine d’années…et les mêmes Mobylettes bleues !
L’eau provenait par conduites forcées du barrage sur l’Oued Fodda
à Lamartine. Elle était très souvent claire et propre et, en été,
lorsque le courant n’était pas trop fort, tout au long du parcours
du canal, il y avait des kyrielles de baigneurs perchés sur le bord
ou qui se jetaient avec délices dans son eau apaisante.
L’aqueduc passait à une bonne dizaine de mètres de haut entre la
Bocca Sahnoun et la porte des gazelles. Lorsque le niveau d’eau
le permettait, ou lorsqu’il était mis à sec pour le curer, nous
nous promenions à l’intérieur du canal sur des kilomètres. On s’amusait
à s’élancer en courant à grande vitesse et on arrivait à courir,
la force centrifuge aidant, presque au rebord du canal, tout le
corps en position oblique.
De temps à autre, pour nous repérer, nous nous accrochions au bord
pour regarder où nous étions parvenus.
C’est ainsi que nous nous aperçûmes que le canal surplombait le
chemin qui menait de la ville à la Bocca Sahnoun. Alors, de là-haut
nous provoquions les autres galapiats qui passaient sous l’aqueduc.
Ils nous lançaient des pierres mais nous étions hors d’atteinte
ou presque dans l’abri de béton. Et, si d’aventure, ils s’étaient
avisés de courir pour nous attraper à un endroit où le terrain était
au niveau du canal, nous pouvions partir dans la direction opposée,
sans nous faire voir.
Un risque toutefois : le canal comportait un siphon pour permettre
à l’eau de passer sous la route départementale et, bien qu’il ait
été muni d’un solide grille de protection, une chute dans le tuyau
aurait été fatale…
Une idée germa dans la tête malicieuse de Kaddour Zérika : il avait
remarqué que, pendant la période du ‘’Ram’dann’’, les arabes qui
habitaient la Bocca Sahnoun allaient chercher ‘’l’benn’’, le lait
caillé, à l’épicerie Mokrani, dans notre rue.
Or, cette année-là, le Ramadan était en été. Le signal de la fin
du jeûne était donné au coucher du soleil par un coup de canon à
blanc tiré sur la place d’armes de la route d’Oran. Une foule d’enfants
se rassemblait là et attendait en trépignant d’impatience, les doigts
dans les oreilles pour atténuer le son du canon - un antique 75
à roues à barreaux réformé - que l’officiant tire sur la cordelette
du percuteur.
Le préposé, certainement un gradé, car sa lèvre portait une imposante
paire de moustaches et qu’il en avait le port altier, sévère, distant
et fier, observait le minaret de la mosquée proche et lorsque le
mufti lui faisait signe, il faisait feu.
Aussitôt, comme en écho, une clameur couvrait la ville : c’étaient
tous les enfants qui accueillaient le signal du début des agapes
par un hurlement de joie !
Alors le premier repas de la journée pouvait commencer.
Il était suivi, tard dans la nuit, de toute une série de collations
traditionnelles parmi lesquelles le ‘’petit lait’’ ou lait caillé.
A cette époque, peu d’Orléansvillois avaient des réfrigérateurs
ou des glacières donc, dans la nuit, chaque famille envoyait un
commissionnaire acheter du caillé frais à l’épicerie du coin. Celui-ci
revenait, le pot à lait en aluminium posé, à la façon arabe, en
équilibre sur son turban. Les filles et les femmes n’étaient pas
autorisées à sortir de nuit.
Comme le chemin qui joignait la Bocca Sahnoun à la ville n’était
éclairé que de loin en loin par de maigres ampoules électriques
et qu’il fallait traverser d’abord une zone boisée et ensuite un
tunnel sous le remblai de la voie ferrée, l’ensemble indubitablement
peuplé de ‘‘djnoun’’, de génies, ou de fantômes, pour se donner
du courage, les envoyés chantaient à haute voix.
Et c’est là que le diabolique Kaddour ZERIKA avait trouvé une idée
géniale : on se munissait de boîtes de conserve vides, on progressait
dans l’eau jusqu’aux cuisses à l’intérieur du canal jusqu’à la verticale
du chemin. Là, il fallait se faire discrets et silencieux. L’attente
était longue. Au loin, on entendait le chant d’un porteur de lait.
Il approchait, approchait, arrivait presque sous le canal.
Alors, à un signal silencieux, nous lui versions dessus, tous ensemble,
l’eau contenue dans nos boîtes de conserve.
L’effet était immédiat, brutal mais d’un effet comique à la Buster
Keaton : le coursier, complètement paniqué et affolé, laissait tomber
son bidon de lait caillé sur le sol et, fou de terreur, prenant
ses jambes à son cou, il détalait comme une fusée en gesticulant
et en hurlant à pleins poumons : « Tergou ! Ou tergou ! » Un génie
de l’eau ! Un génie de l’eau ! Nous, dans le canal, nous n’avions
pas perdu une miette du spectacle et nous nous étouffions littéralement
de rire !
Quand on avait de la chance, on piégeait un ou deux autres malheureux
livreurs de lait mais on ne pouvait pas rester trop longtemps à
attendre un ‘’gibier’’ car si nous prolongions le jeu, notre retour
tardif à la maison risquait de nous valoir un accueil mouvementé…
Ce manège durait depuis quelques jours et il était tellement amusant
que tout le quartier voulait aller dans le canal.
Un soir, Âmmori, un camarade arabe de la Rue du Lion demanda à nous
accompagner afin de profiter de l’aventure réjouissante.
Ce jour-là, l’eau était un peu haute dans le canal : impossible
pour les plus petits de marcher dedans, il nous fallait nous déplacer
en marchant en équilibre sur le bord des éléments en béton larges
d’une quinzaine de centimètres. Quand on arrivait dans la zone d’embuscade,
à une dizaine de mètres au-dessus du sol, c’était assez périlleux
mais nous étions aussi agiles que des singes et cet exercice ne
posait de problème à aucun d’entre nous.
De plus, pour ne pas nous mouiller les fesses, il fallait rester
accroché au bord du canal pendant l’attente, les jambes dans l’eau
et c’était fatigant. De temps à autre, pour nous reposer, nous nous
asseyions sur le bord du canal opposé à celui de l’arrivée de nos
victimes.
Donc nous nous postons, pouffant de rire et nous délectant par avance
du tour que nous allons jouer. Une première victime déclenche une
vague de rires contenus à grand peine. Ca marche !
Le silence revenu, nous tendons l’oreille pour essayer de localiser
une nouvelle proie. C’est alors qu’Amori qui était descendu dans
l’eau pour satisfaire un besoin naturel, se met à hurler : « Tergou,
y’a un tergou ! Ya khaoudji ! Un tergou ! » Complètement affolé,
il veut même sortir et descendre du canal, préférant le risque d’une
chute que de rester dans l’eau On doit le maîtriser pour l’empêcher
de sauter !
Un génie de l’eau lui a saisi la jambe entre ses griffes, à ce qu’il
bredouille…
« Tu déconnes ou quoi, Âmmori ? Arrête de faire le clown, putain,
ti es pas marrant, va !
- Yamma ! Yamma ! N’mout’, ouallah l’âdim, c’est vrai ! (Maman !
Maman ! Je meurs, au nom de Dieu, c’est vrai) ma parole d’honneur,
j’te jure ! »
Alors là, dans l’obscurité, en dépit de nos certitudes sur l’inexistence
des tergoun et autres djnoun, nous sommes perplexes et, de fait,
plutôt pas rassurés car Âmmori n’est pas un pleutre.
Alors, s’il le dit … …
Pour le cas où …, toute la bande s’assoit sur le bord du canal,
les pieds hors de l’eau : on ne sait jamais… Chacun essayant de
lire sur le visage de son voisin… Un ange passe .. lentement, au
ralenti …
Enfin Bernard MAZET déclare : « Eh ben moi, j’y vais, dans l’eau
et on va voir ! ».
Il retire son pantalon et se laisse glisser dans l’eau. Il fait
quelques pas.
« Alors ? Où il est ton tergou, Âmmori ? Tu vois bien … »
Puis soudain : « Putain ! Ca m’a griffé la jambe ! ». Il plonge
vivement ses mains sous l’eau et en retire … une branche de jujubier
sauvage !
Des branches auront été arrachées et seront tombées à l’eau. Entraînées
par le courant, elles se sont accrochées aux jambes de nos amis.
Les voilà, les terribles tergoun !
Lorsqu’on connaît l’agressivité des épines acérées de ces buissons
dont les arabes constituent les clôtures de leurs mechtas, on comprend
que la sensation n’a pas dû être agréable.
Ouf ! tout le monde respire mieux ! Des exclamations de joie fusent.
Le soulagement après la peur… Tout le monde est rassuré ? Non, pas
tout le monde : l’ami Âmmori fera le trajet de retour en équilibre
sur le bord du canal !
Il a sans doute été trop marqué par cet incident car nous ne l’avons
plus jamais revu dans ces expéditions nocturnes…
Ainsi se déroulait une vie heureuse, insouciante et pleine de charme
sous un ciel serein.
Nous n’étions pas conscients des nuages qui s’accumulaient sur nos
têtes et qui allaient provoquer sous peu des drames pires que ceux
de nos cauchemars d’enfants.
Mektoub !
(1) Sur le site Internet www.orleansville.org, vous pouvez trouver
les écrits de Monsieur SALES, la photographie du lieu exact où se
situait la dernière aventure : les ‘’tergoun’’…ainsi que la photographie
du marché couvert de l’époque de ‘’Négro’’ et de nombreuses autres
de la région…