Au Chleuff
Nous, dans notre bande de copains, on l’appelait,
dans notre langage, le CHLEUFF. Ce qui nous fascinait, ce n’était pas tant ce cours d’eau que ses berges, ombragées, giboyeuses et pleines de mystères… Les anciens faisaient des récits effrayants de noyades dans les tourbillons sournois des eaux du Chéliff, au temps des premiers colons, alors que la traversée se faisait encore à gué. On nous parlait de ses ‘’trous d’eau’’, de ses ‘’fondrières’’, de ses ’’vasières’’, de ses ‘’sables mouvants’’… Pour nous, enfants, c’étaient autant de mots mystérieux et effrayants comme les mots loup-garou, fantôme, djenn (génie), tergou (mauvais génie de l’eau). Je soupçonne que ces propos étaient destinés à nous inspirer la crainte du danger que toute étendue d’eau représente pour des enfants. Le Chélif avait aussi englouti dans les nœuds boueux de ses crues, ponts, habitations, animaux, et plantations des imprudents qui le fréquentaient de trop près. Cette calamité venait s’ajouter aux autres avatars, épidémies, choléra, paludisme, sécheresses, sirocco, famine, sauterelles … que nos ancêtres avaient dû surmonter pour s’implanter dans le pays et en faire une contrée vivable d’abord et prospère ensuite. Pour nous, c’est mon grand-père Amédée MINO qui nous familiarisa avec ‘’son’’ Chéliff. Il nous fit visiter le Moulin ROBERT, une minoterie construite, rive gauche en amont d’Orléansville, afin de traiter le seigle produit dans la plaine environnante. On y accédait en longeant le bief aval. On pénétrait dans une cour entourée de bâtiments couverts de feuillage et là, déjà, on percevait le grondement sourd des machines. Le responsable, un autre Monsieur TORRES, nous accueillait et nous faisait visiter. Tanou, le fils de la maison, à peu près de mon âge, était aux Scouts avec mon frère et moi. Il se joignait à nous, tout fier de mettre son grain de sel dans les explications techniques de son père.. Dans les salles de cette usine, un sentiment étrange m’envahissait, fait d’un mélange de crainte et de respect envers la puissance de la mécanique et du flot qui lui communiquait cette force colossale. Le technicien avait beau expliquer qu’en agissant sur les portes-écluses, on pouvait dompter le Chéliff, ce n’est pas sans quelque appréhension que je m’approchais prudemment, accroché à la rambarde, de la chute d’eau qui, dans un fracas assourdissant, bondissait puissamment dans un brouillard de gouttelettes irisées. Mais il y avait encore plus prenant, au barrage du Moulin Robert. C’étaient les pêcheurs d’aloses ! Pour pouvoir nous approcher d’eux, il fallait faire le détour par La Ferme, et parvenir sur la rive droite du Chéliff. On allait à vélo et c’était une joie lorsque notre grand-père nous y conduisait. On abandonnait la route macadamisée, comme disait le grand-père, pour emprunter un étroit chemin entre les roseaux de la rive. Là commençait la partie la plus pénible et fatigante : nous devions mener les vélos en marchant à côté. On se prenait les chevilles dans les pédales ou dans les roseaux tranchants et il était rare que nos jambes nues se tirent intactes de l’expédition… Mais le jeu en valait la chandelle. On arrivait au pied du barrage. Là une puissante odeur à la fois âcre et douce, faite de parfums de fleurs, de senteurs de boue, de vase, d’eau emplissait mes narines. Je n’ai jamais retrouvé depuis ce parfum particulier de notre Chéliff que je sens encore lorsque la nostalgie m’assaille.. A la ‘’saison’’, les aloses, poussées par un irrésistible instinct, remontaient le cours du Chéliff jusqu’aux frayères où elles étaient nées. Pour atteindre le but de leur vie, le sanctuaire où, à leur tour, elles donneraient vie aux générations futures, il leur fallait franchir les innombrables barrages dont les hommes avaient pourvu le cours du Chéliff afin de lui emprunter son précieux liquide qui allait vivifier leurs plantations. Certains de ces barrages étaient équipés d’échelles de franchissement, formées de bassins en escalier qui permettait aux poissons de passer l’obstacle mais, au barrage du Moulin Robert, ce n’était pas le cas. Les aloses devaient tenter de franchir d’un bond la chute d’eau, haute de deux à trois mètres, suivant l’ouverture de la porte-écluse et l’étiage du fleuve, en s’agitant vigoureusement pour prendre appui sur le flot du déversoir. Et c’est là que les attendaient les pêcheurs ! Ils arrivaient, pieds nus, retiraient leurs vêtements en ne gardant qu’une culotte, et leur turban. Mais pourquoi le turban ? vous verrez plus loin. Ils ne se mettaient jamais nus. Les arabes adultes détestent se montrer nus. Ils déposaient leurs affaires sur une des piles du barrage et dégageaient les cannes de roseaux feuillus sous lesquelles ils dissimulaient leur matériel. Il s’agissait d’une immense épuisette, un ‘’salabre’’ géant, de plus d’un mètre de diamètre, en grillage ou en filet, prolongeant un manche constitué d’une perche de cinq ou six mètres de long. Ils chargeaient leur engin sur l’épaule et se dirigeaient vers le déversoir du barrage. Là, l’un des pêcheurs s’approchait du bord de l’eau, il glissait et déplaçait la perche sur son épaule en la faisant sauter à l’aide de ses deux mains jointes en ‘’v’’ au-dessous, de façon à amener le filet sous la chute d’eau. Il s’agissait alors, pour le second, placé à l’autre extrémité du manche, de déplacer le filet et utilisant son co-équipier comme pivot. Parfois, un éclair vivant brillait dans le jaillissement de l’eau glauque. D’un bond, la perche était déplacée. Rien ! Le porteur avait la part la plus pénible de la pêche et de temps à autre, pour soulager ses épaules sur lesquelles il faisait porter en alternance le poids de la perche, il plaçait celle-ci sur … son turban, maintenue à deux mains, le coussin de la coiffure protégeant son crâne rasé du contact de la lourde perche. De temps en temps, lorsque leurs membres s’ankylosaient, ils échangeaient leurs rôles Il fallait en effet de nombreuses tentatives avant qu’une exclamation de joie accueille l’arrivée dans les mailles d’un éblouissant fuseau argenté qui lançait des éclairs et se démenant. Les pêcheurs reculaient alors vers une surface plane et sèche, éloignée de l’eau, pour ne pas voir leur proie rejoindre d’un coup de queue le refuge de l’onde trouble puis ils posaient au sol leur épuisette géante. Ils prenaient l’alose, la soupesaient, l’évaluaient longuement. Ensuite, ils l’enfilaient par l’ouïe et la gueule, sur une branche d’eucalyptus effeuillée à l’extrémité de laquelle un tronçon de rameau formait un crochet qui retenait le poisson. Les jours de chance, il y avait ainsi une brochette de poissons enfilés sur ces supports. J’ai vu des poissons de trois et quatre livres transportés de la sorte dans les rues d’Orléansville. Puis, les pêcheurs recouvraient soigneusement de roseaux feuillus, dans un coin ombragé, leurs précieuses prises qui, après avoir été proposées au porte à porte trouveraient, après le traditionnel et sacro-saint marchandage - après seulement, autrement, c’est offense - un acquéreur Ma grand’mère Elisa avait le secret d’accommoder de façon délicieuse ce poisson pourtant rempli d’arêtes. Après toute une alchimie de bains vinaigrés, de vin blanc de Montenotte ou d’Alsace, l’alose était mise au four accompagnée de rondelles de tomates, et de citron, sur un lit de pommes de terre, parfumée de thym, de laurier. On s’en régalait et on croquait même les arêtes devenues fondantes… Mmmm ! Comme le barrage était une propriété privée, il fallait l’autorisation de s’y rendre faute de quoi, les vociférations de M TORRES dissuadaient les enfants d’approcher. Je pense que c’était surtout pour nous éviter un accident : les rochers et les dalles de béton étaient boueuses et couvertes de mousse qui étaient une vraie savonnette. Je me suis retrouvé plusieurs fois ’’les quatre fers en l’air’’ mais, à cet âge, on est souple et il est rare de se blesser dans une telle chute. La turbine du moulin représentait aussi un danger mortel pour qui se serait fait entraîner par le courant… Donc Monsieur TORRES montait la garde et nous chassait… lorsqu’il nous apercevait, car nous rusions. Nous rusions car le ‘’Chleuff’’ nous offrait un monde merveilleux de multiples et rares distractions. Qu’y a-t-il en effet de plus amusant que d’aller se baigner tout nu, en plein soleil au ‘’Chleuff’’ ? Surtout que c’est défendu par les parents ! On se baigne, on plonge, on nageote et surtout, on rit, on crie, on s’esclaffe ! Ensuite on se fait sécher au soleil et, de cette façon, pas de maillot de bain à demander, pas de serviette, pas de linge mouillé à rapporter. En rentrant à la maison : ni vu ni connu, j’t’embrouillle ! Et puis quel régal de faire de la luge ! La luge ? Oui, parfaitement, la luge ... sans luge, dans la boue moussue que le fleuve abandonne près du barrage, après la décrue de l’été. Un boue chaude, douce, lisse sur laquelle on glisse, tout nu : un maillot de bain ne tiendrait pas car on se met sur le dos et on se propulse en poussant avec les pieds ! Le maillot - c’est comme cela qu’on nommait le slip de bain - si on en a un, pour ne pas le perdre dans la boue, on le met sur la tête. Et puis ça fait de l’ombre… Notre jeu trace de grands sillons clairs dans la boue verdâtre. On fait des courses de vitesse, on se fait traîner par les copains. De temps à autre, on dérange des grenouilles ou des tortues d’eau qui se prélassent au soleil. Parfois, on repère une grosse couleuvre d’eau, noire, avec un ventre tout rose. Alors, on va discrètement couper un roseau dans la berge, on encercle le serpent et puis on ‘’fait l’escrime’’ avec le reptile qui, dressé, souffle et s’agite, repoussé de tous côtés par les roseaux des bretteurs dénudés. La plupart du temps, on laisse partir la couleuvre mais, si on voit à son abdomen renflé qu’elle a avalé une supposée grenouille - un de nos gibiers préférés - elle est condamnée à être lapidée et c’est vraiment son jour de chance si elle s’en tire car les galets du Chélif, bien que rares, sont adroitement lancés et atteignent souvent leur cible… A cette époque, certains jeunes se cherchaient des ressemblances et se donnaient des allures d’acteurs – ou d’actrices - de cinéma. Simone, la sculpturale Simone, c’était Ava Gardner Il y avait Gary Cooper, Johnny Weissmuller, le Tarzan… Moi, il paraît que j’avais des airs d’Alan Ladd…Va pour Alan Ladd ! Un jour d’été que nous avions décidé d’aller nous baigner au ‘’Chleuff’’, un camarade de classe, Henri Rigal , dit Titou ou ‘’Lino’’, parce qu’il avait l’allure de Lino Ventura - carré et peu aimable - nous suit, bien que n’étant pas de la ‘’bande’’. Comme Monsieur TORRES avait donné de la voix au Moulin, nous sommes allés en amont. Il y avait là une courbe qui retenait plus d’eau car, en été, le ‘’Chleuff’’ est parfois très réduit. Mais la berge était couverte de baliveaux et de buissons et nous eûmes du mal à trouver un passage dégagé jusqu’à l’eau pour pouvoir plonger et remonter facilement. Bien entendu, aux cris de « A poil ! Au Chleuff ! » toute la joyeuse bande se jeta à l’eau, remontant aussitôt sur la berge pour replonger encore et encore. avec grand bruit, force cris de joie et jaillissements. Dans l’eau, certains faisaient des pyramides d’équilibre qui à grands éclats de rire, s’écroulaient en éclaboussant. A force de passer et de repasser mouillés au même endroit, la berge devenait très glissante et nous devions changer d’emplacement. A un moment, du premier emplacement, j’entends Titou appeler : « Jacquot ! Jacquot ! Vite ! Vite ! » Je nage dans sa direction. « Qu’est-ce qu’il y a ? - Je suis coincé putain ! Vite ! Je m’accroche aux tiges de la berge et je vois Titou, pâle et grimaçant de douleur ; Il s’agrippe à des rameaux, un pied dans le vide sur le bord de la berge. « Attends, j’arrive ! - Dépêche-toi, j’ai un bâton qui s’enfonce… - Où ça ? - Là, entre mes jambes, je n’arrive pas à me soulever ! Je rampe sur la boue de la berge car elle est trop glissante pour s’y tenir debout. Je m’approche de Titou qui se mord les lèvres. Il est littéralement empalé sur un baliveau brisé dont l’extrémité distend son scrotum par dessous ! Je fais passer son bras sur mes épaules pour tenter de le soulever et, ainsi, de le dégager mais je glisse et je ne trouve pas d’appui suffisant. Je n’y arrive pas. Titou panique. Il est sur le point de défaillir. « Titou, je n’y arrive pas ! - Appelle les autres, je t’en supplie ! - Ho Jean-Paul ! Christian ! Pierre ! Daniel !» - Au loin, j’entends les éclats de rire des autres. Le bruit des plongeons et les éclats de rire couvrent mes appels…Titou et moi sommes seuls … - « Voilà ce que je vais essayer de faire : je monte, je te prends soue le bras comme tout à l’heure et, si j’arrive à te soulève un peu, on se jette à l’eau à trois, d’acc ? Titou ne peut plus parler. Son entrejambe est violacé, tendu, si je ne fais rien, d’ici peu, il va être mutilé, castré, quelle horreur, surtout pas ça ! Je regrimpe sur la berge, je rampe vers Henri. Il gémit. « Bon, j’arrive, attends, ça va aller. Je cale mon pied au pied de la tige qui te retient. Là, appuie-toi un peu sur mon épaule. » Je le ceinture alors . « Tu es prêt ? » Il dodeline de la tête : ça doit être oui… « Attention à trois, je te soulève et on se jette . Un … Deux … Trois ! je joins mes deux pieds sous lui, en appui sur la base du baliveau fatal et, d’une poussée digne d’un deuxième d’épaule, je nous projette dans l’eau au-dessous. « Là, tu vois, ça a marché ! Tu t’en tires bien, Titou ! » Un timide sourire marques ses lèvres violettes. Il ne répond pas, les deux mains plongées sous l’eau vers son anatomie blessée.. « Tu as mal ? Tu saignes ? Réponds, putain Titou ! Réponds-moi ! Qu’est-ce qui t’arrive ? - Attends, me répond Titou d’une voix faible, je vais au résultat…Je compte… Depuis, Titou est devenu kinésithérapeute, ce qui n’a aucun rapport apparent avec sa mésaventure mais il s‘est marié et a eu des enfants. Il est probable que, si je n’étais pas intervenu, ce jour-là sur les bords du Chéliff, Titou n’aurait jamais été grand-père…biologique. Titou, lui aussi ‘’faisait le scout’’ comme on disait Ténès… Nous avions un jour installé le camp de la troupe à Pontéba, à six kilomètres d’Orléansville, en direction d’Alger. Là, sur les berges du Cheliff, près du pont métallique construit par mon ancêtre MINO, dans un bois d’eucalyptus, nous trouvions à la fois le bois pour nos foyers et l’eau du Chéliff pour la vaisselle. Pas besoin de tampon à récurer : il suffisait de frotter le cul de nos gamelles, poêles et bonamos noircies par la fumée dans le sable du fleuve pour leur redonner l’éclat du neuf ! On se rendait à Pontéba à vélo. Les ‘’chefs’’ traînaient une remorque où était entassé le matériel lourd : tentes, tonnelets à eau, gamelles, bongos, poêles, haches, pelles-bêches US, cordes, lampes-tempête, etc. Chacun avait son propre sac à dos, empli du matériel de la liste fournie pas Jean Powaga, notre chef de troupe. Nous campions durant quelques jours, livrés à nous-mêmes avec une organisation parfaite : tour de service, de nettoyage du camp, de vaisselle, de cuisine, de corvée de bois etc. et chacun avait l’occasion de mettre à profit ses connaissances ou son ingéniosité pour le plus grand bien de toute la troupe. Cependant, comme le temps libre entre les corvées était occupé à des jeux collectifs comme le béret oula soulte, ou à faire des ponts de singe ou à confectionner des tables et des sièges en rondins qu’il fallait travailler à la plane, scier, ajuster et lier, il était difficile de travailler en voyant les autres s’amuser. Un jour que j’étais en tant que ‘’badgé’’ cuisinier, à faire cuire le repas collectif qui comprenait des pâtes au beurre, les copains de ma patrouille, la patrouille des Castors : ‘’castors toujours la-bo-rieux!’’ se baignaient à quelque mètres de là. Il faisait chaud, n’y tenant plus, je les rejoins dans l'eau fraîche, en enfreignant les consignes. De plongeon en plongeon, de plus en plus haut, de plus en plus loin, le temps passe vite. Soudain, je me rappelle que je n’ai pas salé l’eau des pâtes ! Je cours vers le foyer entres trois pierres qui supportent la gamelle et là, consternation : il n’y a plus d’eau, les pâtes sont agglutinées, collées… Elles ne sont plus présentables et c’est de la nourriture gâchée ! Je préviens le chef qui, toujours prévoyant, improvise alors un repas froid. Mais cela me fend le cœur de jeter toutes ces pâtes. Il n‘y a même pas un des habituels chiens kabyles, faméliques et affamés qui nous accompagnent souvent, attitrés par quelque relief de repas… Je suis de service pour 24 heures, du petit déjeuner au petit déjeuner suivant. Alors, l’idée me vient de ‘’voir ce que ça donne’’, des pâtes avec un peu de chocolat en poudre. Mmmm c’est que c’est bon, ma foi ! Du coup, je verse dans la gamelle de pâtes un plein paquet de Banania et je touille. C’est parfait ! Alors, je transporte la gamelle jusqu’au lieu de repas et j’annonce une nouvelle recette. Certains, sceptiques, hésitent à me faire confiance mais les exclamations satisfaites des autres font qu’en un rien de temps, la gamelle est récurée et qu’on en réclame encore ! Cette recette eut, pendant des années, un succès inégalé ! A quelque temps de là, les ‘’chefs'' avaient lancé un projet audacieux : descendre le Chéliff depuis Pontéba jusqu’au barrage du Moulin Robert, ce qui ne représentait pas un exploit déraisonnable. Des plans avaient été tirés, un radeau est donc construit, avec des planches et des flotteurs en bidons de tôle. La date est arrêtée. Les occupants sont désignés : ce seront les plus grands, généralement les adjoints ou les CP, Chefs de Patrouille. Les autres, les obscurs, les sans-grade ; suivraient à pied sur les berges. Bien entendu, nous aurions voulu tous être passagers du radeau mais il n’y avait place que pour quatre ou cinq scouts. A l’heure dite, les piétons partent à l’avance car, bien entendu, le radeau doit les rattraper, les dépasser même, et très rapidement. Les deux premiers kilomètres furent allègrement franchis par l’esquif, dirigé à l’aide de perches de bambou et les marcheurs suivaient avec envie le cheminement des privilégiés, eux qui trimaient avec leurs sacs pesants sur le dos. Dans un méandre du Cheliff, dont le lit était constitué de gros galets, le radeau toucha le fond et s’échoua… On résolut de le haler depuis la rive. Mais il fallut un volontaire pour aller porter le cordage à bord. Ce fut Bernard Mazet qui se dévoua. En slip de coton blanc à cotes, il se mit à l’eau et se rendit sur le radeau. La corde fut arrimée au radeau et les bateliers de la rive gauche halèrent le bâtiment… En vain. Les navigateurs avaient beau encourager d’abord puis houspiller ensuite les tireurs de corde, rien n’y fit. On changea donc de rive. Ce furent les bateliers de la rive droite qui s’échinèrent, tels des galériens, à dégager le radeau à grand renfort de : « Ho ! Hisse ! Ho ! HIsse ! » Peine perdue et ampoules gagnées ! On tenta ensuite de tendre le câble entre les deux rives. Les navigateurs essayèrent de se déhaler eux-mêmes sur ce câble : oualou ! On prit alors l’humiliante décision de faire débarquer les marins qui durent se dévêtir et se mettre à l’eau sous les quolibets des fantassins… Le radeau soulagé parcourut, attaché à sa corde, quelques dizaines de mètres et là … là, il s’échoua et s’ancra définitivement et irrémédiablement dans les galets. Nos stratèges avaient tout bonnement oublié que le Chéliff est capricieux et que, d’une semaine à l’autre, il pouvait être large et plein ou bien se réduire à un filet d’eau de quelques pouces de large ! Il fallut alors que les navigateurs démontent leur nef pièce à pièce et - juste vengeance – ils durent en transporter les éléments à dos d’homme jusqu’à un point où une auto put s’approcher pour les prendre à bord. Ce fut l’unique expérience de scoutisme ‘’nautique’’, sinon maritime, de la plupart des Scouts de France de la première Orléansville, Groupe Bugeaud. N’est pas scout marin qui veut… Le Lundi de Pâques, à quelques familles de la Rue Clémenceau, nous allions ‘’manger sur l’herbe’’ C’était une tradition familiale bien ancrée puisque j’ai découvert des photos de famille datant de 1 888 qui montrent les ancêtres MINO déjeunant sur l’herbe en habit, chapeau et cravate ! Mais nos voisins juifs, les Cixous ne faisaient aucune objection à se joindre à la principale fête catholique, d’autant plus que Monsieur Cixous louait la charrette de l’arabe qui habituellement transportait le marbre à son atelier pour conduire toute cette smala à Pontéba chez Monsieur Cotret. Nous nous installions sous les orangers, près de la berge du Chélif et tandis que les femmes préparaient le repas ou papotaient et que les enfants jouaient ou s’agaçaient les dents à mordre dans les petites oranges à peine formées et toutes vertes, Monsieur Cixous, grand pêcheur devant l’éternel, étalait son imposant matériel : cannes à lancer en Zicral, ’’crin de cheval'' en nylon bicolore, moulinet cliquetant. Il capturait habituellement quelques barbeaux mais il ‘’savait’’ que dans tel trou d’eau se cachaient d’autres poissons nécessairement plus intéressants. Malheureusement, ces ‘’monstres’’ ne se laissaient attirer par aucun des divers appâts proposés à leur voracité supposée. Ni la pâte de pain, fût-elle pétrie de sang, ou de fromage ou de jus de sardine, pourtant si parfumé, ni les vers de terre, ni la viande, enfin, rien de rien ne les tentait. Monsieur Cixous tenta alors, afin d’assouvir autant sa curiosité que son impatience, un moyen radical et infaillible : la bombe au carbure ! Nous connaissions le carbure d’acétylène dont les campeurs garnissaient les lampes mais, comme c’était une flamme libre, de même que les lampes Pigeon à pétrole, il leur était préféré les lampes-tempête à pétrole ou les lampes Coleman, à vapeur d’essence, munies d’un verre de protection. Donc nous savions qu’en mouillant ce carbure que nous allions récupérer à la gare dans les restes du contenu des lampes de signalisation, cela produisait des bulles d’un gaz puant qui s’enflammait. Monsieur Cixous avait mis à profit ces qualités de production de gaz pour confectionner des bombes … au carbure. Il prenait une bouteille à bière vide, du modèle de celles qui sont munies d’une système mécanique de fermeture à levier avec un bouchon de porcelaine blanche et un joint en caoutchouc. Il y introduisait des fragments de carbure. Il appâtait le ‘’coin’’ qu’il jugeait propice et, plongeant vivement la bouteille dans l’eau, il la remplissait partiellement d’eau, la rebouchait vivement et la lançait dans l‘eau. Tout le monde courait se mettre à l’abri à distance et on attendait l’explosion. Les premières fois il n’y eut parfois pas d’explosion du tout ou ce ne fut qu’un pet insignifiant auquel les poissons opposèrent une totale et parfaite indifférence. Mais Joseph était industrieux et habile : il calcula, fit des essais et un jour, il annonça qu’’’elle’’ était au point. ‘’C’était pas Hiroshima mais…’’ Le cérémonial habituel se mit en place mais, cette fois, on y croyait ferme. Les enfants, du moins les plus grands des garçons, étaient en maillot de bains, prêts à plonger sur les poissons qui allaient, c’était garanti, apparaître à la surface après l’explosion de l’arme absolue ! On augmenta les distances de sécurité, allant même jusqu’à arpenter à grands pas pour marquer la limite à ne pas dépasser. Le trou appâté, on voyait des remous, dans l’eau, signe qu’il y ‘’en’’ avait. Lorsque l’agitation aquatique fut jugée suffisante Monsieur Cixous se mit à genoux, emplit une verre d’eau qui constituait sa dose :monta sur la haut de la berge. « Courez vous mettre à l’abri ! lança-t-il. Toute la marmaille s’égailla sous les orangers, s’abritant derrière les troncs et se bouchant les oreilles avec les mains. L’artificier versa rapidement ‘’la’’ dose dans la bouteille, la recapsula vivement et la lança d’une main sûre dans le trou d’eau. Aussitôt, lui qui avait fait la guerre, se jeta à plat ventre non loin de la berge. Un silence de mort régna pendant quelques secondes et puis soudain, une formidable déflagration fit trembler le sol, soulevant un geyser d’eau ainsi qu’un hurlement : « Jo ! », poussé d’une voix de soprano étranglé par Clairette, Madame Cixous. Les plongeurs se précipitèrent. « Po, po, po, ti as vu ça ? » disaient les spectateurs en agitant leurs doigts verticalement, comme un éventail, signe d’une grande émotion. Le coup avait réussi ! Les garçons, avec des cris de joie et des exclamations émerveillées sur la taille des captures : « Regarde çuilà ! Qu’il est gros ! Quelle espèce c’est ? Oh ! La putain il pique çuilà» s’emparaient de nombreux poissons, assommés par la déflagration de la bombe Cixous. Certains s’agitaient encore et échappaient à leurs pêcheurs pour réapparaître, ventre en l’air, un peu plus loin. On tria les prises, et on les partagea. Il y avait la part de Monsieur Cotret et celle du conducteur de la charrette. Abondance de biens ne nuit pas, pas vrai ? Les berges du Chéliff étaient plantées de bois d’eucalyptus qui y procuraient une ombre et une fraîcheur exquises en été. Ces arbres magnifiques et parfumés servaient de nichoirs à des myriades de moineaux dont le pépiement, notamment le soir lorsque ces pillards de récoltes revenaient des champs pour dormir, était assourdissant. Comme la chasse aux armes à feu était interdite pendant les évènements, nous avions contourné le problème en chassant les moineaux à la carabine à air comprimé, bien suffisante pour ce gibier et, de plus, discrète parce que silencieuse. Roger Sanchez et moi avions des ‘’Mobylette’’ identiques. Lorsque nous avions décidé d’une partie de chasse aux moineaux, nous démontions nos carabines, nous les enveloppions dans un morceau de tissu ou dans un sac à pommes de terre que nous attachions entre le réservoir et la selle. Un sac de sport de forme cylindrique en toile caoutchoutée complétait notre équipement, que nous portions à dos à l’aide du cordon de portage placé comme des bretelles. Nous avions découvert, près du motel, route d’Alger, une pente pas trop raide dans une ancienne berge du Chéliff que nous pouvions descendre en restant sur nos engins. C’était bien commode car cela nous évitait de nous inquiéter de nos machines si nous avions dû les laisser sans surveillance, bien que cadenassés. De cette façon, nous arrivions directement sur le territoire de chasse et nous pouvions garder nos montures à l’œil. Au retour, il nous fallait accompagner notre mobylette, moteur embrayé, en courant à son côté car sa cylindrée était trop faible pour nous tirer en même temps qu’elle. Un soir, nous descendons dans le bois d’eucalyptus. Nous devons zigzaguer entre les crevasses que la sécheresse ouvre dans la terre en été. Nous nous arrêtons près d’un gros buisson contre lequel nous appuyons nos mobylettes à deux oui trois mètres l’une de l’autre. Nous assemblons en silence nos carabines : les moineaux, trop occupés à e se chamailler à grands cris ne s’inquiètent pas de notre présence. Nous sommes prêts à partir en chasse, carabines chargées. C’est alors que Roger me fait signe, en ondulant de la main qu’il y a un serpent. En faisant tourner ma main ouverte, je demande : où ? L’index pointé vers la crevasse, il m’indique l’emplacement du reptile et, pointant sa carabine, m’interroge d’un hochement de menton pour savoir si je suis d’accord pour qu’il tire je fais signe que oui tout en me préparant également à tirer. Paf ! il tire et au même instant, je vois les feuilles d’eucalyptus qui tapissent le fond de la crevasse, à un mètre environ de profondeur, se soulever. J’entrevois la queue gris-vert d’un serpent ! II est impossible qu’il y ait eu deux serpents dans le même trou. L’animal mesure donc plus de deux mètres et plus près de trois mètres de longueur ! Nous avons tenté de fouiller la crevasse avec des bâtons mais nous n’avons pas retrouvé trace de ce reptile hors-normes. Ce n’était d’ailleurs pas le seul animal étrange qui hantait ces lieux peu fréquentés. Il y avait également cet énorme lézard vert qu’à force de l’apercevoir à peu près dans les mêmes parages, nous avions surnommé ‘‘Coco’’. Nous avions tenté à plusieurs reprises de le cerner après avoir repéré son terrier, au pied d’anciennes berges de l’oued. C’était une petite caverne à ras de sol, creusée dans le limon de la petite falaise. Il s’en dégageait une forte odeur de charogne et nous n’osions pas y regarder de trop près, lorsque le faisceau de nos lampes de poche se perdaient dans le fond. Lorsque nous voulions l’entrevoir, il fallait redoubler de précautions : silence absolu car, au moindre craquement de branches sous nos pieds, au moindre chuchotement, on entendait son galop qui faisait jaillir sous ses pattes les feuilles sèches et craquantes des eucalyptus. On le suivait au bruit et on localisait son refuge. On avait bien tenté de placer des camarades entre l’oued et le terrier mais l’animal avait pris le large dans une autre direction à une telle vitesse que personne n’avait pu voir où il avait disparu. Coco s’étant révélé plus rusé, plus méfiant et plus rapide que ses congénères, on donnait la chasse à des spécimens plus petits, mais qui mesuraient jusqu’à soixante à soixante-dix centimètres. En arrivant dans le bois, nous coupions avec notre coupe-coupe des branches à l’extrémité desquelles nous laissions une fourche en ’’v’’ de quelques centimètres avec lequel nous immobilisions nos proies. On se déployait en tirailleurs sous les arbres et, lorsqu’un lézard était repéré, au signal, il était encerclé. Alors, soit il était immobilisé, soit on le forçait à grimper à un arbre sur le tronc duquel il était facile de le saisir à la main. Mais, comme nous avions vu que les mâchoires de ces reptiles étaient puissantes lorsqu’ils mordaient les bâtons qui les immobilisaient et en arrachaient l’écorce , ceux qui étaient décidés à les capturer à la main portaient de gants de cuir. Un jour, Hubert Cixous voulut tenter cette capture à la main. Le lézard repéré fut chassé vers un arbre. Comme prévu, il y grimpa et Hubert n’eut aucune difficulté, bien conseillé qu’il était, en plaquant l’animal contre le tronc, à le saisir. Il brandissait fièrement sa capture lorsque celle-ci, qu’il avait trop approchée de son oreille droite, lui en happa brusquement le lobe ! Hubert lâcha prise mais pas le lézard ! Il fallut s’y mettre à deux. Daniel Navarro maintenait le lézard et moi, de la pointe de mon poignard, je tentais de desserrer les mandibules verrouillées. L’oreille captive saignait, Hubert hurlait, trépignait de douleur, bougeait sans cesse. Nous, nous étions entre rire et drame et il nous fallut un long moment pour dégager notre camarade… Illico et d’un coup de machette rageur, Hubert se fit lui-même justice ! Mais revenons à la chasse aux moineaux… Roger et moi avancions jusqu’à trouver un arbre un peu plus bas que les autres, dont les fûts atteignaient parfois une quinzaine de mètres. Les basses branches mettaient nos cibles plus à portée. Tour à tour, les deux carabines pétaient sèchement. Un claquement sourd marquait l’impact du plomb à étranglement dans le moineau qui tombait, généralement foudroyé sur place. Pour aller plus vite, nous placions des plombs en réserve dans la bouche. C’était plus commode que de les chercher au fond d’une poche ou dans une boîte qui, si elle est renversée, non seulement fait perdre de nombreux projectiles mais aussi un temps précieux car, le soleil baissant, le sous-bois devient sombre et bientôt, on ne voit plus assez pour ajuster les moineaux. Nous repartions, les sacs de sport pleins de dizaines de moineaux. Il fallait ensuite plumer, vider et flamber tous ces oiseaux et c’était long et fastidieux…Mais c’est tellement délicieux, une brochette de moineaux rôtis, bardés d’une lamelle de petit salé ou de crépinette que cela valait la peine qu’on prenait à les préparer. On chassait aussi les tourterelles des bois que nous repérions à leur roucoulement doux et prolongé. Pour les approcher, il faut que vous profitiez du moment où elles roucoulent : ‘’trrouou… … trrouou trroouou … … trrouou’’ car, pendant ce temps, elles ne peuvent vous entendre… Il fallait une arme plus puissante que les carabines à air comprimé mais les munitions étaient interdites à la vente, en raison des ‘’évènements’’. Alors, toute munition donnait lieu à tout un trafic clandestin entre la France et l’Algérie. Chaque voyage en métropole était une occasion de rapporter des amorces ou des munitions de petit calibre. Ainsi lors d’un voyage à Aix en Provence, j’avais rapporté, dissimulées dans une gourde en peau et dans l’étui de mon rasoir électrique Remington, quelques dizaines de bosquettes et de 22 court que j’utilisais dans une Gevarm automatique. Cette arme était bien pratique car elle se démontait très facilement au moyen d’un bouton moleté. Elle était très courte et se dissimulait ainsi facilement dans un chiffon ou dans un sac d’aspect anodin. C’est cette arme que j’utilisais couramment à la chasse. Un jour, Marc Duplan et moi avions décidé d’aller tirer des tourterelles au ‘’Chleuff’’ Il imitait à la perfection le roucoulement de l’oiseau convoité. Imitait-il la femelle ou le mâle, je ne saurais le dire, mais parfois, il arrivait à tromper le volatile et à l’attire à portée de fusil. Marc, ‘’Ravagé’’, ainsi surnommé par les copains parce qu’il piquait des colères … noires, s’était fabriqué, à l’atelier du collège, un pistolet avec lequel il tirait d’authentiques cartouches ! Ce jour-là, en arrivant sur les berges du ‘’Chleuff’’, il fallut nous rendre à l’évidence : en dépit de nombreux rappels de plus en plus appliqués et vraisemblables, aucune tourterelle ne répondait. Peut-être, pressentant un changement de temps ou de vent, avaient-elles migré ? « Tant pis décida Marc, on va pas attendre là, on va aller au pigeon dans la falaise. » Le Chéliff a creusé, de place en place, de courtes falaises dans les sédiments qu’il a déposés au cours de son histoire. Des alvéoles y ont été creusées par le vent ou les crues et des pigeons sauvages nichent là. Nous arrivons en vue de ces falaises, hautes d’une dizaine de mètres au-dessus de l’eau. Nous apercevons effectivement des pigeons qui vont et viennent, tournoient et virevoltent auprès des falaises. Nous décidons de nous séparer afin d’augmenter nos chances en nous renvoyant les oiseaux de l’un à l’autre. En effet, nous avons remarqué leur manège lors d’autres parties de chasse : lorsqu’un coup de feu est tiré, les oiseaux s’envolent pour aller se poser plus loin, en limite des falaises. En nous plaçant à chaque extrémité de ces falaises, nous aurons plus d’occasions de tir, surtout que nous ne pouvons tirer qu’au posé, ne disposant que de cartouches à balle. Nous traversons l’oued à gué. En nous dissimulant sous les tamarins, nous nous mettons en place sans effaroucher les pigeons. Je m’adosse à la paroi de terre de la falaise, sous une branche qui me masquera à la vue des pigeons. Il y a des petits dans les nids car je les entends pépier. D’ailleurs, le sol est jonché de coquilles d’œufs. Il y a même deux ou trois cadavres de pigeonneaux, encore sans plumes qui seront tombés de leur nid. Marc a tiré. Un volier de pigeons s’élève, tournoie et les oiseaux viennent s’abattre dans mon secteur. L’un d’eux est bien en vue, ‘’en pichenette’’ sur la corniche. Je l’ajuste et je tire. Le pigeon tombe raide mort. Je me garde bien de me déplacer pour le ramasser, car le moindre mouvement alerterait les pigeons. D’ailleurs celui-ci ne bouge plus et j’ai bien repéré l’endroit de sa chute. J’irai le chercher si une autre oiseau blessé se débat et risque de tomber à l’eau ou de disparaître dans les buissons d’acacias dont les redoutables épines interdisent toute approche. Les pigeons se sont égaillés. Il faut attendre que Marc les tire à son tour pour qu’ils reviennent vers moi. Un silence moite se fait. Il fait très chaud. J’ôte ma chemisette kaki et je la place sur ma tête. Au loin, j’identifie le moteur d’une pompe à eau à son teuf-teuf caractéristique. On pompe l’eau du Chéliff pour irriguer. Je rêvasse… Tout à coup, j’ai la sensation d’un mouvement près de moi, à la limite de mon champ de vision. Je tourne imperceptiblement la tête vers ma gauche et, dans la fissure horizontale qu’une ancienne crue a laissée dans le bas de la falaise, qui la coupe tout du long et contre laquelle je suis appuyé, je vois une énorme tête noire avec de gros yeux écailleux. La langue bifide vibre et tremble. Moi aussi : c’est un reptile, il va suivre le sillon contre lequel j’ai appuyé ma peau nue ! Il est à peine à trente centimètre de mon dos, bien trop près pour que je dirige le canon de ma carabine vers lui. Si je bouge, il peut me mordre et je n’ai pas pu l’identifier. Figé, je sens derrière moi le glissement interminable des écailles sur le sable du sillon. Je tourne imperceptiblement la tête vers la droite pour voir où le serpent en est. Il continue de défiler, mais sa tête est loin de moi. Je me dresse d’un bond en relevant mon arme. J’entends alors les pigeons s’envoler à grand fracas, mais je ne pense plus à eux l Je cherche des yeux mon visiteur, mais je n’entends que le bruissement qu’il fait, là-bas, à plusieurs mètres sous les acacias. Il a dû être effrayé lorsque je me suis levé et s’est enfui. Aura-t-il eu aussi peur que moi ? Je reprends mon quart. Je mets ainsi quatre pigeons au carnier. Cela suffit et, le soleil déclinant, il faut songer à repartir. D’ailleurs, j’entends Marco qui se baigne. « Ho Jacquot ! tu viens ? elle est zdag ! » Je le rejoins dans une vasque de sable emplie d’eau claire et chaude. Tout en barbotant, je lui décris ma rencontre. « Tu sais, mon père a séjourné dans le Sud du Maroc. Il a vu de ces gros serpents noirs qui ressemblent à des couleuvres. Tu sais pas ce que c’était ? - Non ? - Des cobras ! » Je n’ai jamais su s’il disait vrai mais, pour ma part, je n’ai jamais entendu parler de cobras en Algérie… sauf ceux que les charmeurs de serpents Aïssaouis montraient au marché arabe de la pépinière. Mais ceux-là n’étaient pas noirs ! Ces falaises du Chéliff logeaient aussi de magnifiques oiseaux multicolores et au charmant ramage flûté que nous appelions des Chasseurs d’Afrique en raison de leur plumage aussi coloré que l’uniforme des cavaliers de notre Armée d’Afrique. Nous avions formé le projet d’en capturer pour les garder en cage. Or, cet oiseaux a de curieux nids : il fore un tunnel de quatre ou cinq centimètres de diamètre et d’un demi-mètre environ de profondeur dans la terre des falaises, au bord des cours d’eau. Il se nourrit d’insectes et son véritable nom est le rollier. En allant à la chasse aux pigeons, j’avais remarque le manège des chasseurs d’Afrique. Ils arrivaient le bec garni d’un insecte, s’accrochaient un instant à l’entrée de leur tunnel puis s’introduisaient dans le nid d’où ils ressortaient quelques secondes plus tard. Je mis donc une tactique au point. Une corde était lancée du haut de la falaise, avec la planchette d’un balançoire au bout sur laquelle étaient fixés des filets à provisions en maille, de gros clous et un marteau. Trois ou quatre copains se tenaient sur la haut de la falaise, assez loin des terriers pour ne pas effaroucher les oiseaux. Je me tenais au pied de ‘’’la falaise au cobra’’. Lorsqu’un chasseur d’Afrique entrait chez lui, je repérais soigneusement son terrier en ne le perdant pas des yeux car le mur était criblé d’orifices. J’appelais les copains. Ils me lançaient la corde. Je m‘installais sur la planchette et je dirigeais la manoeuvre à voix : « Plus haut ! …encore ! … encore ! Stop ! Trop haut, redescendez,… c’est bon, à droite maintenant… » Mes indications étaient relayées par un observateur posté, allongé, au sommet de la falaise. De cette façon, j’étais placé devant le terrier. Arrivé à poste, je tendais rapidement le filet à provisions tout autour du trou à l’aide des clous que je plantais dans la terre. On attendait en silence et puis l’oiseau, en tentant de sortir, se prenait dans le filet. Je le saisissais alors à la main, je dégageais le filet et ses clous et je commandais la descente de mon ascenseur à traction animale. Au bas de la falaise, une cage accueillait le captif et la manœuvre recommençait. Mais nous nous sommes rapidement rendu compte que ces oiseaux magnifiques ne pouvaient pas vivre en cage et nous avons aussitôt abandonné cette forme de chasse. Les infortunés spécimens qui étaient morts furent piqués au formol pour les naturaliser. Ces falaises nous attiraient irrésistiblement car elles étaient l’unique site d’escalade à notre portée et, même lorsque les attentats terroristes firent que le couvre-feu fut instauré et que l’insécurité était présente, nous allions les voir et y jouer. Nous y allions, armés de nos dérisoires carabines si bien qu’un de nos camarades du quartier, Claude Cixous, qui avait fait ‘’l’Indo’’ dans la Marine Nationale et qui appartenait à l’Unité Territoriale, nous escortait, armé de son Garand ou de son US 17, qui eux, étaient de vraies armes de guerre. Il portait ostensiblement son fusil sur l’épaule car, disait-il : ‘’il faut montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir’’. Il avait une dizaine d’années de plus que moi et nous nous sentions rassurés par la tutelle de ce baroudeur. Un jour que nous étions partis en nombre pour cette expédition, j’avais ajusté une imprudente tourterelle mais le coup n’était pas parti j’avais mis la cartouche de 22 court dans ma poche afin de l’examiner plus tard pour essayer de comprendre la cause de ce raté. Le reste de la troupe avait pris un peu d’avance sur moi et je me hâtais pour la rejoindre lorsque, sous un buisson d’acacias, tapi sous une touffe d’herbe à une vingtaine de mètres, j’aperçois un lapin de garenne. Lentement, très lentement, afin de ne pas alerter l’animal, je lève ma carabine, je vise soigneusement et je tire. Le rongeur fait un bond et retombe au même endroit ! Ca alors, je n’a jamais vu ça ! C’est pas possible ! Quel étrange phénomène ! Un lapin tiré, même blessé, s’empresse de détaler au plus loin ! Je n’en crois pas mes yeux ! Je double. Le lapin bondit à nouveau et retombe encore à la même place, cette fois agité de soubresauts d’agonie. Daniel Navarro a fait demi-tour pour voir sur quoi j’ai tiré. « Un lapin, mais j’ai pas compris pourquoi au premier coup, il est revenu à la même place ! Je suis scié ! - Tu as dû rêver, va ! Attends, je vais te le chercher, ton garenne. » Il se glisse en rampant sous le buisson, saisit le lapin et le rapproche de lui. - « Mais, qu’est-ce que c’est, ce lapin ? ». Daniel tire plus fort, une branche s’agite. Je m’en approche. Et nous partons Daniel et moi d’un même éclat de rire : le lapin s’était pris par le ventre dans un collet. Le fil de fer était quasi –invisible et voilà l’explication du mystère. « J’aime mieux ça, je me demandais si je ne perdais pas la boule ! » L’incident fut raconté aux camarades de cette sortie qui ‘’se poilèrent’’ de bon cœur. Dans la bande des copains, nous en avons ri pendant des années. Au retour, nous marchions en groupe dans le lit du Chéliff presque à sec. Claudou fermait la marche et j’étais dans les premiers, carabine au poing. « Tiens, je vais voir pourquoi cette cartouche n’est pas partie. - C’est peut-être la carabine ? me demande Daniel. - Oais et le lapin que tu as ramassé il est mort de peur ou quoi ? - Ah ! c’est vrai ! » Je replace la cartouche dans le chargeur. J’actionne la détente. Rien. Je réarme et, en manière de plaisanterie, persuadé que la cartouche est défectueuse : « Tiens regarde comme il fait Alan Ladd ! Tu vois les cigognes là-bas ? » A au moins trois cents mètres, dans une flaque d’eau du Chéliff, un groupe de cigognes déambule. Tous les copains s’esclaffent, trouvant la plaisanterie amusante : c’est presque hors de portée. C’est une galéjade ! La carabine à la hanche, tel le Vengeur masqué, j’appuie sur la détente. Le coup part ! Au loin la troupe de cigognes, effrayée par la détonation, prend majestueusement son envol. La troupe ? Non, un des oiseaux titube, agite les ailes puis s’effondre ! Je regarde les copains, stupéfait ! « Pas possible ! J’ai pas fait ça, j’ai pas tué une pauvre cigogne ! » Arrivés sur place, il fallut se rendre à la triste réalité : ma balle avait traversé le cou de l’oiseau ! Le meilleur tireur au monde aurait voulu le faire qu’il n’y aurait pas réussi : atteindre le cou d’un cigogne, de sept ou huit centimètres de large à une telle distance est inconcevable. Et pourtant, cet imbécile que j’ai été l’a fait. J’ai longtemps regretté ce geste aussi idiot qu’involontaire. D’autant que les cigognes étaient ‘’porte-bonheur’’ et que leur faire du mal était ‘’porte-malheur’’… |