Pour les automobilistes
qui empruntaient la route d'ORLEANSVILLE à TENES, on n'apercevait
de CHASSERIAU, au flanc d'une colline, entre les eucalyptus qui bordaient
la chaussée, que l'emplacement du marché arabe en plein air qui se
tenait le jeudi (El khmiss : le cinquième jour) et, plus haut, quelques
maisons du village dont le gros était, lui, situé sur un plateau à
quelques dizaines de mètres plus haut.
Chassériau fut plus connu dans les années 54-62 parce qu'il y avait
le ''barrage'' …
Pour des raisons de sécurité, et considérant que la zone du DAHRA
située entre la plâtrière des HEUMIS et le carrefour de FLATTERS était
dangereuse, l'autorité militaire avait institué une surveillance de
cet important axe routier. Cette route était effectivement souvent
le théâtre d'attaques des fellaghas et les véhicules qui la parcouraient
fournissaient des cibles faciles car, en raison de nombreux virages
dont certains étaient encaissés comme ''l'épingle à cheveu'' en contrebas
de cette plâtrière, les véhicules ne pouvaient rouler que lentement.
Avant les ''évènements'', lorsque nous allions à vélo et en groupe
jusqu'à TENES pour faire un match de foot et ensuite ''se taper un
bon bain'', soit à la Marine, ou à la Grande plage ou à la villa Paulette,
avant de revenir à ORLEANSVILLE, ces virages était ce que nous redoutions
le plus sur les 53 km qui séparaient ORLEANSVILLE de TENES. Ca grimpait
dur et ça tournait ferme !
Bien plus tard, fin 1 958, en rentrant un soir, au volant de la 403
break que ma mère me prêtait, d'ORLEANSVILLE à MONTENOTTE, mon premier
poste d'Instructeur, je vois des hommes en uniforme militaire qui,
à quelques mètres de la route, sont déployés ''en tirailleurs'' à
intervalle de quelques dizaines de mètres les uns des autres : des
soldats en patrouille, rien d'étonnant…
Soudain, un des poteaux en bois de la ligne téléphonique qui suit
en parallèle la route s'abat !
Ce ne sont pas des soldats français, mais des fellaghas ! Chacun est
placé près d'un poteau téléphonique et s'emploie à le scier ou à le
couper à la hache. C'est pour cette raison qu'ils sont à distance
les uns des autres !
Un des fellouzes, à quelques mètres devant le capot de ma voiture,
de la main, me fait signe d'arrêter…
C'est ça, je vais m'arrêter que tu crois ! Je fonce, bien au contraire
!
J'appuie à fond sur l'accélérateur tout en m'enfonçant dans mon siège
…dans le rétroviseur, j'entrevois le fell qui épaule son arme dans
ma direction …
Je suis allongé sur le siège et je ne laisse dépasser que ce qui est
indispensable pour, dans l'espace entre le haut du volant et le dessus
du tableau de bord, apercevoir la route…
Appuie, appuie ! Une poignée de secondes, qui me semblent une éternité,
passe.
Bing ! Un impact dans l'arrière donne des ailes à la 403 qui rugit,
qui hurle.
La tête dans les épaules, j'attends d'autres impacts… Le virage à
droite, là, à quelques mètres ! Sauvé, je passe derrière un talus.
Je ne crains plus rien de ce tireur…
Pouvu qu'il n'y en ait pas d'autres !
Je fonce, à la limite de l'adhérence des pneus. Par chance, la 403
est une auto qui tient admirablement bien la route et surtout, surtout,
les pneus n'ont pas été atteints.
Ouf ! Je n'ai pas été touché et, une fraction de seconde, je réalise
qu'il aurait mieux valu pour moi être tué sur le coup que de me trouver
immobilisé dans ma voiture, à la merci des égorgeurs du FLN et de
leur barbarie … J'aurais pu essayer de fuir à pieds …
Pour le moment, il s'agit de mettre le plus rapidement possible le
plus de distance possible entre le lieu de l'attaque et moi !
Je vais croiser une voiture. Je m'arrête à la hauteur de la portière
du conducteur de la ''traction'' noire. C'est Ali, un taxi que j'ai
déjà employé.
En deux mots, il a saisi la situation : il fait demi-tour et me suit
à toute allure, lui aussi.
Les troncs des eucalyptus centenaires forment un mur ininterrompu
!
Arrivé à MONTENOTTE je bondis, sous l'œil effaré et impuissant de
la sentinelle, dans la villa qui sert de PC de Bataillon et je donne
l'alerte.
La section d'intervention embarque aussitôt dans les camions qui partent
en trombe vers ORLEANSVILLE…
Au retour, les militaires sont déçus : ils n'ont pu que constater
que plusieurs poteaux avaient été coupés.
Bien entendu, les fells s'étaient égaillés et s'étaient dilués dans
la nature…
Quant à moi, je fis réparer l'impact de balle dans l'aile arrière
droite de la 403 au garage LACURIE, à TENES, sans en parler à ma famille,
afin que ma mère ne s'inquiète pas inutilement : à quoi bon, le mal
était passé…
A la suite de plusieurs incidents de ce genre, on avait donc une ouverture
de route le matin et une fermeture de route dans la soirée, avant
la tombée de la nuit, celle-ci accroissant bien entendu les risques
d'embuscade et d'attaque.
Donc, à chacun de ces mouvements, des véhicules militaires dont généralement
un blindé léger, Half-Track ou AMM 8, parcouraient cet itinéraire
dans les deux sens, en observant tout ce qui pouvait être suspect
: traces de terre remuée pour placer des mines ou des obus piégés,
poteaux électriques coupés, etc.
Dans la même optique, durant la journée, les véhicules civils étaient
arrêtés à la hauteur du poste militaire de Chassériau. Des chevaux
de frise en chicane barraient la route et des sentinelles assuraient
la circulation.
Il fallait attendre au moins deux autres véhicules pour former un
convoi qui était supposé moins vulnérable qu'un véhicule isolé…
CHASSERIAU fut également un de mes premiers postes d'Instructeur du
Plan de Scolarisation en 1 958.
L'école de garçons où je fus nommé était dirigée par Christian, un
des garçons de la tribu CASIMIR. La famille CASIMIR habitait le bâtiment
de la douane de La Marine, à TENES. Christian était et est encore,
un passionné-fou de football.
Comme le nombre de locaux de l'école ne suffisait plus en raison de
la scolarisation intensifiée, et dans l'attente de la construction
d'une salle de classe, le maire m'affecta la salle de cinéma du foyer
rural comme local ''pédagogique'' !
Les premiers jours, je faisais classe devant la scène, tendue de lourds
rideaux de reps rouge sombre. Une quarantaine d'enfants du Cours Préparatoire
d'Initiation, de 5 à 12 ans, tous des petits arabes des douars environnants,
occupait tant bien que mal les rangées de fauteuils de cinéma. Je
dus leur faire des leçons pour leur apprendre à utiliser les toilettes
de la salle de cinéma de façon propre et fonctionnelle … Ils ne connaissaient
comme commodités que la pleine nature et le galet ou la pierre bien
lisse pour s'essuyer…Parfois, une boite de conserve, un kôtt, remplie
d'eau leur servait de bassin d'ablutions … intimes …
Quelques temps après, on me dota d'un tableau pivotant sur pied et
de quelques pupitres fatigués mais toutefois mieux adaptés à la taille
des élèves et au travail scolaire.
Comme dans un foyer rural, il n'est bien entendu pas prévu de cour
de récréation, je devais conduire mes ouailles pour qu'elles puissent
s'ébattre et se détendre, dans la cour de l'école, à quelque distance
de ma ''classe''.
Là, une surface poussiéreuse de schiste gris accueillait des parties
de foot mémorables.
Les sorties de balle en touche ou en ligne de but donnaient immanquablement
lieu à des querelles, à des chamailles et à de véhémentes contestations
colorées d'injures, de crachats sur le sol et de menaces car les limites
de terrain n'étaient pas matérialisées.
Jusqu'au jour où, en fouinant dans les dépendances de la salle des
fêtes je découvris ce qui allait s'avérer un moyen épatant de marquer
le terrain.
J'avais trouvé un important stock de gros bidons carrés, en fer blanc,
avec un couvercle rond à pression, d'environ 20 litres de capacité
chacun, de … poudre de lait … suisse !
Cette providentielle poudre blanche datait du tremblement de terre
de 1 954. Je me renseignai en mairie pour savoir si on pourrait utiliser
cette poudre pour la substituer au plâtre.
On me dit que ce lait en poudre avait été envoyé à l'époque par un
organisme caritatif pour aider les habitants de la région à alimenter
les enfants en bas âge. Mais, comme les conditions sanitaires et en
particulier le traitement de l'eau des biberons n'étaient pas compatibles
avec le mode d'emploi de ce lait, son utilisation avait fait plus
de mal que de bien, et sa distribution en avait été abandonnée. La
poudre de lait avait été oubliée là depuis plus de 4 ans.
Elle était largement périmée et impropre à la consommation mais elle
sentait encore bon le lait de ferme et la vache… Dommage !
De fait, pour tracer le terrain de foot, cette poudre s'avéra irremplaçable
!
Les élèves volontaires, manches retroussées, prélevaient directement
cette poudre dans le bidon. Les mains jointes, ils la laissaient couler
entre leurs doigts et tomber sur le sol en un mouvement d'avant en
arrière, en suivant, accroupis, le cordeau que d'autres élèves avaient
tendu sur le sol.
Notre seule crainte était que des enfants soient tentés de lécher
ou d'absorber cette poudre parfumée mais qui aurait pu être nocive.
Il m'arriva tout de même de gronder quelques gourmands qui, à la dérobée,
léchaient leurs mains avant d'aller se les laver …
Providentiellement, nous ne notâmes aucun désagrément chez ces récalcitrants…
Lorsque la première pluie d'automne tomba, on put vérifier que ma
trouvaille était bien supérieure au classique plâtre qui était habituellement
utilisé pour tracer les terrains.
En effet alors que le plâtre se dissolvait et disparaissait dans le
sol, la poudre de lait s'agglomérait et formait une croûte qui se
renforçait à chaque fois qu'on retraçait les lignes du terrain…
Chassériau n'était qu'une petite bourgade de quelques foyers et il
me fallait trouver où me nourrir.
Le maire me recommanda au commandant de compagnie du 22e Régiment
d'Infanterie qui organisait le barrage et je fus admis à la ''popote''
du mess qui était installée dans un baraquement en bois datant du
séisme de 1 954.
Donc, midi et soir, je prenais mes repas à la table des militaires
qui m'adoptèrent sans problème après que j'aie, respectant les usages,
''arrosé'' mon admission au sein de la confrérie….
A chaque repas, j'étais invité à une table différente, ce qui fait
que je fis rapidement connaissance avec tous les cadres de la compagnie.
De cette façon, j'étais mêlé de près aux activités, aux joies et aux
peines des opérations militaires…
Les murs de la popote étaient couverts de dessins réalistes représentant
de façon scrupuleuse les armes récupérées sur l'ennemi par l'unité
d'élite du Bataillon, le commando de chasse.
Ce commando était composé d'un trentaine de volontaires, commandés
par un lieutenant, ex-instituteur qui avait ''rempilé'' après avoir
été rappelé. Comme cette unité comptait une bonne proportion d'arabes,
avec quelques pieds-noirs qui pratiquaient l'arabe, ils montaient
des opérations d'infiltration au sein même des fells et leur infligeaient
de lourdes pertes.
Toutefois, le lieutenant devait y laisser la vie… On raconta qu'il
portait ostensiblement ses galons, ce qui lui avait valu une décharge
de chevrotines à bout portant de la part d'un fell embusqué…
Le président de la popote était un adjudant d'origine vietnamienne
et il confectionnait des plats ''de chez lui'' que tout le monde s'accordait
à trouver délicieusement relevés…
Délicieux jusqu'à ce qu'un jour, le repas ayant été retardé parce
que le commando de chasse allait rentrer d'opération et qu'il avait
été décidé de l'attendre, je partis à le recherche du chef de cuisine
pour bavarder avec lui en attendant les autres convives.
J'allais passer par derrière la baraque lorsque mes narines furent
agressées par une insupportable odeur de charogne…
Je tournai l'angle du bâtiment et je tombai sur l'adjudant-cuistot.
Il se tenait auprès d'un grand panier en grillage galvanisé suspendu
à une solive et dans lequel, perché sur un tabouret, il laissait tomber
des poissons frais. L'odeur ne provenait pas de ces poissons mais
de ce qu'il y avait dessous : une masse noirâtre et dégoulinante de
chair de poisson en totale putréfaction, couverte de bourdonnantes
mouches vertes et bleues !
Je crois bien avoir distingué d'un regard furtif, des asticots…
Je m'éloignai, le cœur au bord des lèvres.
Le ''chef'' me rejoignit en riant et, me montrant le récipient que
j'avais vu sous le panier et dans lequel gouttait le jus noirâtre
qui suintait de la masse pourrissante, il me dit :
"Oilà la meilleure façon de se procurer le meilleur et le moins cher
des Nuoc-mâm ! "
Je n'ai plus jamais pu avaler une seule miette de ces plats ''exotiques''…
A quelque temps de là, je devais aller voir ma fiancée à MONTENOTTE
et, au volant de la 403 Break, je descendais du village vers le barrage
militaire. Du haut de la colline, je vis un convoi s'ébranler. J'essayai
d'accélérer pour me joindre au convoi. Un troupeau de moutons me coupa
la route et je dus m'arrêter.
Lorsque j'arrivai devant les chevaux de frise, par malchance, les
véhicules avaient disparu au loin et les barrières avaient été refermées.
Il me faudrait patienter et espérer l'arrivée rapide d'autres véhicules
pour former le convoi et pouvoir emprunter la route.
Dans mon rétroviseur, que je consulte de temps à autre … par réflexe
de sécurité, j'aperçois un européen en civil, la trentaine, moustache
fournie, blazer et lunettes de soleil, qui arrive après être descendu
d'une voiture qui avait tourné à quelques dizaines de mètres de là,
en direction de Fromentin. Il s'approche de ma fenêtre ouverte.
" Pardon Monsieur, me dit-il, pourriez-vous m'emmener à Ténès, s'il
vous plaît ? J'ai fait du stop jusque là mais le monsieur qui m'avait
emmené allait vers Fromentin et il a tourné. Il n'y a plus de car
à cette heure-ci et je dois aller au commissariat de Ténès, je suis
inspecteur de police.
- Je veux bien vous emmener mais je ne vais qu'à Montenotte, il vous
restera encore 7 km pour Ténès.
- C'est toujours ça… Merci.
- Montez ! "
Il s'installe sur le siège à côté de moi et me tend la main.
- - Vous n'êtes pas du coin avec ''l'assent'' que vous avez, lui dis-je.
- - Non, je suis toulousain et j'ai été affecté à Ténès il y a deux
mois.
- - Et alors ? Que pensez-vous de notre région ?
- - Je m'y trouverais bien mais ma voiture est en réparation alors
je fais du stop. "
De banalité en banalité, le temps passe.
Mon voyageur s'avise tout à coup que la crosse du PM 38 que j'ai en
dotation de l'Unité Territoriale dépasse derrière le dossier de mon
siège. J'emporte cette arme sans en avoir le droit mais je me sens
bien plus en sécurité avec ce pistolet-mitrailleur qu'avec le pistolet
6,35 MAB pour lequel j'ai un port d'arme.
" Ah ? je vois que vous êtes armé ? Moi aussi ! " dit-il en écartant
le pan de son veston.
- C'est quoi ?
- Un 9mm MAB. Ce n'est pas mon arme de fonction, je me la suis achetée…
- C'est un bon joujou, mais je préfère mon PM 38 … avec 6 chargeurs.
- Ah, bien sûr, c'est plus efficace. "
Cela fait maintenant un bon moment que nous attendons et toujours
aucun autre véhicule pour que nous puissions démarrer ! De plus, il
fait beau temps et le soleil, malgré les vitres ouvertes, fait monter
la température à l'intérieur de l'auto.
Je tente alors de fléchir la sentinelle. Elle se décharge sur ses
supérieurs. Je vais donc au poste de police pour plaider ma cause…
Par chance, je connais le sergent-chef de permanence. Je lui explique
le cas : mon passager et moi sommes armés, le convoi de fermeture
ne va pas tarder, de telle façon que nous ne serons pas loin et on
pourra aussi croiser l'autre convoi en sens inverse.
Bref, il se laisse convaincre, nous fait ouvrir la barrière et nous
voilà en route, vigilants tout de même.
Nous franchissons les virages de la plâtrière dont les bâtiments bordent
la route de chaque côté. Au passage je salue d'un coup de klaxon M
MARTINEZ, tout poudré, devant l'usine dont il est responsable. Il
répond d'un geste de la main.
Nous poursuivons notre route et arrivons en vue de l'embranchement
de la route de KALLOUL CAVAIGNAC qui, par un pont métallique franchit
l'Oued Allala, le ''fleuve'' qui va se jeter près de La Marine, à
Ténès.
A partir de ce carrefour, une magnifique double allée de majestueux
eucalyptus borde la route sur des kilomètres.
A ce moment, je distingue à quelques centaines de mètres un objet
bleu, qui empiète sur la chaussée, au bord de la route, au pied d'un
eucalyptus.
" Attention, il y a quelque chose, sur la route là-bas !
- Où ça ?
- - A cent cinquante ou deux cents mètres, droit devant, sur le côté
gauche de la chaussée, là-bas ! "
Je montre du doigt.
" Vu, me dit mon compagnon de route, qu'est-ce qu'on fait ?
- Je pense qu'il faut aller voir, à pied. Si on avance en auto, on
ne pourra pas passer sur ce truc. On ne sait jamais. Il faut essayer
de l'enlever de la route. On laisse l'auto ici comme ça, si on doit
se tailler vers CAVAIGNAC ou vers CHASSERIAU… "
On débarque. De part et d'autre de la route, on avance, le doigt sur
la détente, vers la masse suspecte. Chacun scrute aussi les alentours
: il ne s'agit pas de se faire surprendre.
Je tends l'oreille dans l'espoir d'entendre le bruit du convoi de
fermeture de route. Rien ! Pourvu qu'ils arrivent vite !
Par gestes, on communique et on progresse d'arbre en arbre, alternativement.
La masse bleue se trouve de mon côté…
A une trentaine de mètres, je distingue une grosse chaussure de cuir
marron et un pantalon de bleu de travail.
Quelqu'un est couché là, immobile.
Je n'aperçois pas le reste du bonhomme, masqué par les troncs d'arbres.
Je ne tiens pas non plus à trop m'exposer en m'éloignant des troncs
des arbres.
J'observe attentivement les maigres buissons de lauriers roses alentour
: ils ne peuvent dissimuler un éventuel attaquant. C'est un peu rassurant…
Par gestes, les doigts de la main repliés et remontant sous le menton
et vers l'avant, une moue à l'appui, nous nous faisons savoir qu'il
n'y a personne.
- " Tu restes là pour me protéger, je vais m'approcher. " dis-je à
mon coéquipier.
J'avance mécaniquement, tendu, l'index crispé sur la détente, vers
l'arbre qui cache le reste du quidam. Il me semble que le silence
m'assourdit : je n'entends même plus le grésillement des cigales…
Le temps s'arrête …
Je contourne le tronc l'arme, pointée.
Il y a effectivement quelque chose : une jambe dans un pantalon, prolongée
pas un reste de colonne vertébrale et de côtes déchiquetées …
Le tronc de l'arbre est déchiré et noirci, un large entonnoir creuse
l'asphalte…
Pas de doute : ce type était en train de piéger un obus ou une charge
explosive et elle lui a explosé entre les mains !
Le trou dans le tronc de l'eucalyptus est encore chaud et l'odeur
de poudre est encore présente…
Je saisis les restes par le tissu et je les traîne à l'écart de la
chaussée.
" Il ne faut pas moisir dans le coin, c'est chaud ! Les autres sont
peut-être encore par là ! Fissa, Fissa ! " dis-je à mon compagnon.
Nous retournons promptement à la 404 et nous repartons, au ralenti,
tous les sens en alerte. Le canon de mon PM dépasse par la portière,
pour le cas où…
Quelques kilomètres plus loin, j'aperçois un Half-track qui arrive
en sens inverse : c'est la fermeture de route !
Je me gare et, bien en vue, je fais de grands gestes des bras, pour
le cas où un pistolero aurait la rafale facile. Le convoi stoppe.
J'explique au sergent-chef qui commande ce que j'ai vu. Je le connais,
c'est - malgré son œil de verre ! - un tireur émérite à la 12,7 en
tourelle qui surmonte son half-track. Je l'ai vu exercer ses talents
lors d'un attentat à la grenade à Ténès. Nous étions en train de jouer
aux boules sur la place du marché lorsqu'un fell avait lancé une grenade
dans le bar voisin.
Il s'était enfui à pied vers les remparts, par la porte de CHERCHELL,
avait dévalé la pente de schiste qui descendait vers le Vieux Ténès.
Alerté par l'explosion, le half-track et son chef s'étaient presque
immédiatement positionnés à l'aplomb du ravin. Tous les clients avaient
suivi, à la poursuite du terroriste.
Le lanceur de grenade était descendu jusqu'au fond du ravin et, à
présent, il devait remonter sur l'autre versant avant de pouvoir se
mettre à couvert dans les lentisques, les arbousiers et les pins qui
couvraient la colline proche.
Le chef arme sa mitrailleuse. A trois cents mètres de là, le fell
court dans la pente grise en soulevant de petits nuages de poussière.
Pom ! Pom !
Deux détonations. Deux gerbes de terre jaillissent un mètre derrière
les talons du fuyard.
Pom ! Pom ! deux autres impacts plus rapprochés… Pom ! Pom ! Le fell
culbute et reste immobile !
Je n'ai pas été le seul à applaudir. Tous les clients du bar et du
boulodrome, européens et musulmans réunis qui avaient échappé au tueur
étaient là et avaient assisté à l'application de la sanction immédiate
et sans appel de cet acte de terrorisme aveugle.
Le Sergent-chef me propose de me placer dans le convoi pour lui montrer
l'endroit.
Arrivé sur place, je préviens en klaxonnant. Le convois s'immobilise,
les gars se déploient et se positionnent.
Mon passager et moi accompagnons les militaires auprès des restes
de cadavre.
" En voilà au moins un qui ne fera plus de mal commente, désabusé,
le vieux sous-off ! Mais, où est le reste ? "
On fouille le terrain. Quelques exclamations plus tard, on fait le
bilan :
les éléments de trois mains ont été trouvées sur le terrain, à plusieurs
dizaines de mètres de l'endroit de l'explosion, dans le lit de l'oued
à sec…
" Il y a donc eu au moins deux types dans le coup, mais ils ont été
volatilisés. On n'a retrouvé que des miettes ! Peut-être que les autres
ont emporté les restes de leurs potes…Tant mieux, on n'aura pas à
les trimballer. Bon Dieu, heureusement qu'ils n'ont pas réussi leur
coup parce que c'était théoriquement nous qui aurions dû passer à
ce moment, continue l'Ancien…
Mais, dites donc, comme vous arriviez de Chassériau, vous y auriez
peut-être eu droit au feu d'artifice à notre place !
Bon, vous pouvez aller à Montenotte, c'est 5/5, net !, on en vient.
Salut les gars et merci.
Ah ! Dites ! En passant à MONTENOTTE, prévenez-les… Et faites-vous
payer un coup à boire, vous ne l'avez pas volé, non ?
- Tu l'as dit, bouffi, les émotions, ça coupe les pattes ! … Allez
salut !
- Salut ! "
Arrivés à Montenotte, nous sommes allés rendre compte au PC du 2/22
RI et mon passager eut la chance de pouvoir prendre place dans un
véhicule militaire qui faisait partie d'un convoi qui partait immédiatement
pour TENES.
Je le revis quelques jours plus tard au commissariat de TENES et nous
allâmes prendre un verre à la terrasse du Café Novelty.
Quelque temps après, des camarades de TENES me demandèrent, avec un
air de ne pas y toucher, ce que je faisais avec ce policier, si je
le connaissais…
Devant leurs mines bizarres, je les questionnai à mon tour et j'appris
que cet ''inspecteur de police'' faisait partie des ''polices parallèles'',
des RG, (Renseignements Généraux) ou des futures barbouzes qui sévissaient
dans la région…
Peu de temps après, il disparut de la circulation, certainement trop
repéré dans le secteur. Il détonait en effet parmi les autres policiers
qui étaient tous ou presque originaires de la région et qui étaient
connus - en bien, s'entend … - de toute la population ténésienne.
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